Michelle Perrot

Photos de Gilles Walusinski

Pour la seconde fois, les Filles du loir ont le plaisir de recevoir Michelle Perrot venue nous parler de Mon histoire des femmes et de son dernier essai George Sand à Nohant paru aux Editions Essai (broché).

 

Quelle merveilleuse soirée...

Michelle Perrot, extraordinaire d'énergie et de vitalité, nous a emporté à Nohant aux côtés de George Sand, femme étourdissante d'idées qui a construit un lieu à l'image de ses ambitions. Un lieu total où art et création régnaient en maître.

 

A l'occasion de cette rencontre, Juliette Keating propose un article dans lequel elle replace et souligne l'importance de la prise de position des femmes dans les enjeux sociétaux, disponible sur son blog, ici. Et nous la remercions également pour avoir transcrit cette rencontre inoubliable, que l'on peut retrouver sur son blog. 

Michelle Perrot (1/2) : #MeToo, c’est une histoire du corps des femmes

Michelle Perrot était l’invitée des Filles du loir, vendredi 14 décembre. En très grande forme, l’historienne dont l’intelligence pétillante a revigoré un public nombreux, s’est confiée longuement sur son rapport à l’histoire, à l’histoire des femmes, et a donné son analyse du mouvement #MeToo (1/2). Puis elle a répondu aux questions sur George Sand et sa maison d’artiste à Nohant (2/2).
Michelle Perrot, Paris 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot, Paris 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski

 

Filles du loir : Dans Mon histoire des femmes, ouvrage que nous avons envoyé à nos adhérents parce c’est une bonne introduction à votre travail, vous commencez en écrivant : « Tout est histoire.» Cette formule ouvre votre essai et définit une recherche pour l’historienne que vous êtes. Qu’est-ce que faire de l’histoire pour vous ? Quelle historienne êtes-vous ?

Michelle Perrot : J’ai fait de l’histoire pour de bonnes et de mauvaises raisons. La plus médiocre, c’est que j’ai fait mes études dans un cours privé de religieuses, femmes que je n’aimais pas du tout à l’époque mais qui étaient très gentilles bien que très fermées aussi. L’instruction n’y était pas formidable : très bonne en latin, pas mal en français mais pour les sciences c’était nul. Moi, j’aurais voulu faire médecine, mais la professeure de sciences naturelles, une jeune étudiante moderne, m’a dit : « mais Michelle, vous n’y pensez pas ! Vous n’avez pas le niveau, vous n’y arriverez pas. » Ça, c’est la mauvaise raison : j’aurais peut-être voulu faire autre chose. Mais l’histoire m’intéressait beaucoup. On était encore en guerre, j’ai vécu la fin de la guerre dans ce collège. Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ? Je pensais que l’histoire m’aiderait à comprendre. J’aimais la littérature mais je la trouvais futile. J’avais un terrible esprit de sérieux après ce qu’on avait vécu. C’est ainsi que ça a démarré. La Sorbonne, pour moi sortant de chez les bonnes sœurs, c’était merveilleux. J’étais avide, j’allais dans tous les cours et j’ai été séduite par l’histoire économique et sociale. C’était la grande époque : le marxisme, la classe ouvrière, très importante dans la période de Reconstruction, les usines… J’ai fait une thèse sur les grèves. 

Michelle Perrot et Stéphanie Perrin, Paris 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot et Stéphanie Perrin, Paris 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski

 

Je ne me pense pas très créatrice, hélas. Mais le temps m’intéresse. J’ai une certaine sensibilité à l’air du temps, à la société qui m’entoure. Et d’une certaine manière, cette sensibilité rend peut-être les choses plus fugaces : on s’y intéresse et puis les choses s’éloignent. J’ai vécu intensément mai 68. En 1970, j’étais dans une université merveilleuse, Paris VII Jussieu, très dynamique et très libre. On était en plein dans le mouvement de libération des femmes. Historienne, enseignante, je me disais : je milite pour les femmes, mais qu’est-ce que je raconte sur les femmes ? Rien. C’est comme cela que j’ai eu envie de faire quelque chose sur les femmes. Voilà, très brièvement, mon petit chemin dans l’histoire.

Fdl : Vous écrivez : « faire l’histoire des femmes c’est les sortir du silence où elles étaient plongées. » Est-ce que ce silence vous semble aujourd’hui brisé ?

MP : Le silence sur les femmes m’est apparu incroyable : plongées dans l’obscurité, des femmes on en parlait pas. Le mot histoire a au moins deux sens : ce qui s’est passé et le récit que l’on fait de ce qui s’est passé. Dans ce qui s’est passé, évidemment, les femmes étaient : l’humanité a toujours comporté des hommes et des femmes. Mais le récit que l’on faisait de ce qui s’est passé excluait les femmes. Pourquoi ? Parce qu’elles ne font pas l’histoire. Même Simone de Beauvoir disait ceci : toute l’histoire des femmes a été faite par les hommes. Je ne suis pas d’accord évidemment, bien que j’aime énormément Simone de Beauvoir. Pendant longtemps aussi, l’histoire a été celle des règnes, du pouvoir, des batailles, des guerres. Dans ces événements-là, les femmes ne sont pas apparentes. Le silence sur les femmes a régné pendant longtemps, même dans l’histoire économique et sociale. On travaillait sur le travail. Est-ce que les femmes travaillent ? Non, disait-on, les femmes ne travaillent pas. La conception du travail était celle du travail professionnel, salarié. Et le travail invisible des femmes, qui a permis à l’humanité de se développer, était passé totalement sous silence. Ce silence était pesant : s’y attaquer, se poser des questions, se demander ce que l’on va chercher, ce que l’on va faire…

Quand nous avons commencé notre cours à Jussieu, nous étions trois : Fabienne Bock, Pauline Schmitt et moi. Et puis des femmes, des étudiantes, sont venues et ça s’est développé. Au début, on voyait un peu les femmes comme des victimes : problèmes de la naissance, de la prostitution... Et on s’en est lassé, même si ça reste très important. Mais on s’est dit que les femmes n’étaient quand même pas que des victimes : elles ont agi, elles ont fait des choses. À nos premiers intérêts, nous avons ajouté l’idée des femmes productrices, créatrices, actives. Progressivement, nous nous sommes rendues compte que l’imaginaire, les représentations des femmes était aussi très importants: comment on les représente, comment on les voit. Dans la peinture ancienne, il n’y a presque que des femmes, mais représentées, vues par des hommes. Plus nous allions, plus nous nous rendions compte qu’il ne suffisait pas de décrire, de raconter mais qu’il fallait aussi se poser des questions, et surtout : quel est le rapport avec les hommes ? Bien sûr, il y a le rapport de domination, mais aussi peut-être de séduction... Finalement, même si l’on n’employait pas ce mot à l’époque, nous parlions du genre. Le genre c’est la relation entre les hommes et les femmes, non pas naturelle mais construite par la culture et par l’histoire.

 

Michelle Perrot et Anne Delaplace, Paris 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot et Anne Delaplace, Paris 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski
Sans nous en rendre compte nous étions en train de construire ce que Bourdieu appelait un champ de recherche avec ses problématiques, ses sources, ses objets. Il y avait des facteurs favorables à cela. D’abord, il y avait de plus en plus de filles à l’Université. Par conséquent, le public auquel nous nous adressions était intéressé par ces choses-là. Il y avait aussi des facteurs politiques : le mouvement de libération des femmes. Troisièmement, l’histoire elle-même avait beaucoup changé. La vieille histoire économique et sociale était estompée. Ce que l’on a appelé « la nouvelle histoire » dans les années 1970-1980, était beaucoup plus tournée vers les représentations et la culture. Alain Corbin parlait de « vertige des foisonnements » : tout devenait objet d’histoire. Alors que nos collègues historiens étaient assez réticents au début, ils se sont dit : les femmes, pourquoi pas ?

 

Est-ce que les ombres se sont dissipées ? Oui, malgré tout, quand même. La production de livres sur les femmes est très riche. C’est maintenant une question qui est prise en compte dans la société et traitée par l’histoire. Qu’il reste beaucoup à faire aussi : oui, bien entendu.

 

Marine Jubin, Anne Delaplace et Michelle Perrot, Paris 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMarine Jubin, Anne Delaplace et Michelle Perrot, Paris 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski
Fdl : Le dernier chapitre de Mon histoire des femmes s’intitule « Et maintenant ? » Il se termine par ces phrases « Histoire à suivre. Histoire à faire, aussi. » Aujourd’hui, de nouveaux mouvements de paroles collectives des femmes émergent et deviennent un vrai enjeu public. Quelles pierres à l’édifice, ces mouvements apportent-ils à l’histoire des femmes ? Est-ce que cela bouleverse le rapport entre hommes et femmes ?

 

MP : #MeToo, puisque c’est à cela que vous faites allusion, je pense que c’est un événement. Une révolution, je n’irai pas jusque là, parce les révolutions ne se font pas comme ça : les rapports entre hommes et femmes sont issus de si vieilles structures que l’on ne les bouleverse pas si facilement. Mais c’est un événement. Dans « Me Too » les deux mots sont très importants. « Me », moi. Chacune des femmes concernées se dit : ça m’est arrivé à moi. « Too », aussi. Les autres aussi. Je ne suis pas seule, ce qui m’est arrivé n’est pas une histoire sur laquelle je ne dois rien dire parce que c’est honteux et que je suis seule. Non, c’est arrivé à beaucoup d’autres que moi.

#MeToo, c’est une histoire du corps des femmes. Le corps des femmes est au cœur du mouvement de libération depuis les années 1970. Une des devises de ce mouvement était : « notre corps, nous-mêmes.» C’était le droit à l’avortement et à la contraception, qui avait été acquise par la loi de 1967. Mais en 68, la contraception n’était pas du tout répandue. Une femme qui voulait la pilule se présentait à la pharmacie en rasant les

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murs. Elle se faisait mal voir, comme une espèce de débauchée. Il a fallu du temps et un mouvement collectif pour que ces choses deviennent normales. Le corps est central et le fait pour les femmes d’avoir eu ces droits est comme une espèce d’habeas corpus : j’ai mon corps, il est à moi. Et ça change complètement les rapports entre hommes et femmes. D’un coup, les femmes sont libres de leur sexualité. Mais ce genre d’événement ne produit pas des effets immédiats : pour que les pratiques et les regards se modifient, ça prend beaucoup de temps. Le corps des femmes est là, dans #MeToo, même si c’est d’une manière plus distanciée : mon corps m’appartient, vous n’avez pas à le toucher ne serait-ce que par des mots si je vous dis non.

 

La lutte pour la reconnaissance du viol comme crime a commencé dans ces années 1970. Il y a eu en 1978 un procès à Aix-Marseille. Deux femmes qui campaient toutes seules – oh les imprudentes !- ont été violées par trois hommes. Elles étaient lesbiennes, et les hommes en question ont dit : elles n’ont que ce qu’elles méritent ! Plaidé par Gisèle Halimi, la grande avocate féministe, soutenue par des mouvements féministes très importants - les manifestations étaient presque quotidiennes à l’époque – le procès a été gagné. Les hommes ont été condamnés. Deux ans après, la loi a déclaré que le viol, qui jusque-là était considéré comme coups et blessures et passible seulement de la correctionnelle, était maintenant un crime d’assises, passible de peines bien plus lourdes. On voit bien que ce mouvement #MeToo est un événement s’inscrivant dans une durée de plus de cinquante ans.

Il est très intéressant aussi par son utilisation des nouveaux moyens de communication. Il n’y aurait pas eu #MeToo s’il n’y avait pas eu les réseaux sociaux que les femmes utilisent très bien. #MeToo s’est diffusé dans des milieux sociaux très différents. C’est parti des stars, et l’on s’aperçoit que ça peut être minable une star, ça déconstruit le mythe. Et puis ça a été partout, dans les bureaux, dans les usines. Même les religieuses du Vatican se sont engouffrées dans le mouvement. Pas pour dénoncer leur harcèlement par les évêques – ah non, ça n’existe pas bien sûr.. ! Mais pour dire qu’elles n’étaient pas assez considérées.

Suite de l’entretien des Filles du loir avec Michelle Perrot, sur George Sand et la maison de Nohant.

 

Delphine Lizot, Stéphanie Perrin, Anne Delaplace et Marine Jubin (Les filles du loir), avec Michelle Perrot. Paris, 14 décembre 2018 © DRDelphine Lizot, Stéphanie Perrin, Anne Delaplace et Marine Jubin (Les filles du loir), avec Michelle Perrot. Paris, 14 décembre 2018 © DR

 

Michelle Perrot (2/2). George Sand, une femme libre en sa maison d’artiste

Passionnée depuis près de quarante ans par l’œuvre et la personne de George Sand, l’historienne a répondu aux questions des Filles du loir sur son dernier livre et sur cette femme intense et exceptionnelle qu’était la célèbre écrivaine, maîtresse de la maison de Nohant.
George Sand photographiée par Nadar en 1864George Sand photographiée par Nadar en 1864

 

Filles du loir : George Sand a laissé une abondance de textes intimes : gigantesque correspondance, agendas, journaux, autobiographie. Vous en citez de nombreux extraits dans votre dernier livre : George Sand à Nohant. Une maison d’artiste. Comment avez-vous exploré cette manne d’écrits personnels ?

Michelle Perrot : Il y a longtemps que je fréquente George Sand, que je n’aimais pas dans ma jeunesse, elle m’agaçait mais je la méconnaissais. Au début des années 1980, quand j’ai dirigé le tome sur le XIXeme siècle dans la collection «histoire de la vie privée », cette grande et belle entreprise dirigée par Georges Duby et Philippe Ariès, il n’y avait pas grand-chose. Il fallait donc aller aux sources. Je me suis aperçue que George Sand avait une correspondance, qui était d’ailleurs en cours de publication. Évidemment, j’ai été subjuguée. Aujourd’hui, il y a vingt-six volumes de sa correspondance qui représentent vingt mille lettres allant de sa jeunesse, autour de quatorze ans, à sa mort en 1876. C’est une traversée du siècle ! De plus, elle a des correspondants de toute nature : des familiers, son fils, sa fille, ses amours, les grands intellectuels et écrivains de l’époque : Balzac, Flaubert, des peintres : Delacroix.

 

Michelle Perrot avec les Filles du loir, 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot avec les Filles du loir, 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski
Vous ne connaissez peut-être pas Georges Lubin, mais c’est un très grand homme auquel nous devons tout. Il a édité la correspondance de Sand et a fait un travail sensationnel : il n’y a pas un nom qui n’ait une note, c’est une mine de renseignements. À la fin de chaque volume Georges Lubin a fait des index. Par exemple, l’entrée « domestiques » renvoie sur « travaux domestiques » aussi bien qu’aux prénoms de telle ou tel domestique. En suivant les index de Lubin, on trouve des références précises et l’on peut écrire tout un chapitre sur les domestiques, sujet d’une grande importance pour une maison à la campagne comme celle de Nohant, qui ne vit que parce qu’il y a huit personnes qui font les repas, vont chercher les gens à la gare... Voilà une manière de travailler.

 

Fdl : Qu’est-ce qui vous a intéressée dans la maison de Nohant ?

MP : Dans mon itinéraire à travers George Sand, il se trouve que j’ai publié, encore à la demande de Duby, ses écrits politiques. Duby voulait éditer à l’Imprimerie Nationale des textes caractéristiques de la vie publique des siècles passés. Il me dit : « je n’ai pas de femme dans ma collection. » Je lui réponds que ça n’est pas étonnant. Il me suggère George Sand. C’est à ce moment-là que j’ai fait la découverte de George Sand femme politique, républicaine puis socialiste, toujours sur la brèche, très engagée dans la République de 1848, réfléchissant sur la démocratie. À Nohant, George Sand avait autour d’elle une petite intelligentsia qui, au fond, a essayé de fonder la république en Berry. C’est très intéressant de se demander comment dans la France du XIXème siècle, les opinions changent, comment se constituent des noyaux qui vont émerger plus tard et faire changer la politique.

Ce qui m’a aussi intéressée, c’est tout ces gens qui viennent à Nohant. Le rêve de George Sand était de faire de Nohant, ce tout petit village de l’Indre, ce lieu perdu, une maison d’artiste. « Mais venez ! Venez !, disait-elle. Venez ! » Elle insistait beaucoup. « Vous serez très bien reçus, vous n’aurez rien à faire, je ne vous ennuierai pas. Vous pourrez écrire, peindre, faire de la musique et puis le soir on se retrouvera et on échangera sur ce qu’on a fait dans la journée, on se parlera de nos travaux. » C’était son rêve absolu, qui a été difficile à réaliser. Au début du siècle, il fallait trois jours pour arriver à Nohant. Sous la Restauration et la Monarchie de juillet les routes s’améliorent : deux jours seulement. Et puis au milieu du siècle, le chemin de fer arrive à Châteauroux. Quelle merveille ! On ne met plus que douze heures pour aller à Nohant à la fin de la vie de George Sand. Elle disait : « Venez ! Partez le matin et vous dînerez à Nohant ! » Un peu tard, certes, mais l’heure elle s’en fichait complètement. On voit le monde changer à travers Sand.

Je la cite beaucoup bien sûr, parce qu’elle dit les choses infiniment mieux que moi et il faut la faire entendre. Ce n’est pas « la bonne dame de

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Nohant » du tout. Elle est très drôle, elle ne se prend pas toujours au sérieux – quelquefois, quand même, si – elle est sensible, elle est tendre. Et puis elle est intelligente. La faire entendre était un objectif fondamental.

 

Fdl : George Sand n’avait pas d’attirance particulière pour la forme du journal intime, pourtant il y a les agendas ?

MP : Oui, elle-même n’y tenait pas tellement. Son dernier grand amour s’appelait Alexandre Manceau, c’était un copain de son fils Maurice Sand, peintre et bon dessinateur mais assez paresseux. George Sand disait à son fils : « mais viens avec tes copains ! Qu’ils viennent ! » Elle leur a fait installer des ateliers, moins somptueux que celui de Maurice qui était tellement grand que dans le pays les gens l’appelaient « la cathédrale ». Alexandre Manceau est venu à Nohant, il était plus jeune mais l’âge n’avait aucune importance. Il est devenu son amant et va vivre avec elle presque une union conjugale. Il l’adorait. Elle a sur lui cette phrase assez suspecte : « caressant comme un chat, fidèle comme un chien... » Les hommes n’aimeraient peut-être pas que l’on dise cela d’eux !

Alexandre Manceau était quelqu’un de remarquable. Il lui a dit : « Madame (il l’appelait sans doute autrement dans l’intimité mais en public c’était Madame), vous devriez écrire un agenda pour ne pas oublier ce que vous avez fait dans la journée. » Elle a refusé.  « Alors, a-t-il dit, je le ferai moi-même. » Ce qu’il a fait, mais elle regardait ce qu’il écrivait et elle ajoutait une petite phrase, par-ci, par-là. Après la mort de Manceau, de la tuberculose en 1865, elle a continué. Évidemment, les agendas deviennent alors plus littéraires, plus écrits. Mais elle reste fidèle aux principes de Manceau : le temps qu’il fait, les gens qui viennent, les lectures que l’on fait le soir à la veillée, les pièces de théâtre que l’on joue car Nohant a été un théâtre d’auteurs puis aussi un théâtre de marionnettes.

Tout cela est noté sur l’agenda, jour par jour de 1852 à 1876. C’est passionnant. Mais que faire avec ces annotations quotidiennes : aujourd’hui il pleut, Untel est venu… ? Il faut se poser des questions. Par exemple : la météorologie. À travers les agendas, on s’aperçoit que les notations météorologiques prennent des prétentions scientifiques. Manceau avait acheté un baromètre. Tout le monde se moquait de lui. « La baronnette », disaient les domestiques ! « Monsieur Manceau avec sa baronnette, il a dit qu’il ferait beau : il pleut ! » Mais George Sand répondait que la « météorologie », encore avec des guillemets à cette époque, c’était sérieux. Elle croyait à la science. Il y a donc quantité de chose à tirer des agendas. Il faut les manier beaucoup, il faut les avoir autour de soi.

 

Michelle Perrot et Anne Delaplace, Paris 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot et Anne Delaplace, Paris 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski
Fdl : Dans notre imaginaire, George Sand est l’autrice de La petite Fadetteou de François le champi. Elle est pour nous aussi cette femme qui vit une passion avec Musset, cette femme engagée pour la République. Mais ce n’est pas cette femme-là que vous racontez dans votre livre. Musset est absent puisqu’il n’est jamais venu à Nohant. Pourquoi avoir laissé de côté la vie parisienne de Sand ?

 

MP : Je n’avais pas envie de faire une biographie. Il y en a déjà de très bonnes. J’ai pris le parti du lieu. Un lieu, c’est important, cela dit beaucoup de choses. Et c’est par le lieu que j’ai rencontré George Sand. La première fois que j’ai vu la maison, j’ai compris que je ne connaissais pas George Sand, qu’elle était probablement très différente de mes préjugés. Ce lieu est infiniment attirant : cette grande maison du milieu du XVIIIème, avec un grand jardin qui comptait beaucoup pour elle, ce cimetière attenant. C’est extrêmement évocateur et poétique. Je me suis rapidement aperçue que ce lieu comptait pour elle : Nohant, c’était sa vie.

Ce lieu était par ailleurs un projet. Elle a hérité cette maison de sa grand-mère et elle veut la transmettre à ses enfants. Elle aime les enfants, elle pense que les enfants sont la vie, qu’il sont une manière de lutter contre la mort, et elle a très fortement cette idée de transmission. Mais la léguer à ses enfants, ça ne suffit pas. Elle veut en faire quelque chose : un lieu de rencontres, un lieu de travail. Elle pense que la création est à la fois solitaire et collective : il faut des moments où l’on est seul et des moments où l’on communique. On travaille dans la journée, ou la nuit car elle écrivait la nuit. Mais les soirées de Nohant, de huit heures à minuit, ces soirées d’échanges étaient très importantes.

Tout cela, on ne peut pas le faire à Paris. Elle a aimé Paris qui a été le lieu de sa liberté. Quand elle a quitté son mari Casimir Dudevant, avec lequel elle avait plein de problèmes, elle est venue à Paris. Il est resté à Nohant où il avait la chasse, les chiens et les servantes. Elle a laissé son fils à son mari et s’est installée à Paris avec sa fille. Paris a été aussi le lieu de son apprentissage de l’écriture, elle y a publié ses romans qui ont été des best-sellers. Elle a tout de suite été ce qu’elle rêvait : un grand écrivain, au masculin. Elle disait : « ne m’appelez surtout pas une femme auteur. » Les femmes auteurs étaient considérées comme moins que rien. Mais au fond, George Sand n’aime pas Paris. Elle le trouve fatigant, bruyant, sale. Elle dit que la neige à Paris, c’est affreux, c’est de la boue, alors qu’à Nohant la neige est si belle !

 

George Sand avec la perruque de Molière, photographiée par Nadar en 1864George Sand avec la perruque de Molière, photographiée par Nadar en 1864
Elle trouve aussi Paris trop mondain. Chopin, avec qui elle a vécu neuf années, était invité partout, on lui faisait la cour. Elle lui disait : « Chip Chip, vous ne pouvez pas travailler à Paris. » En effet, les musicologues estiment que Chopin a composé les deux tiers de son œuvre à Nohant. Ce musicien mondialement écouté, reconnu, a composé les deux tiers de son œuvre dans cette maison perdue où elle lui avait aménagé au premier étage une chambre à lui (pour elle, il fallait que chacun ait sa chambre. On se retrouve, on s’aime mais après, on a sa chambre à soi.) Avec un piano, naturellement, qu’elle avait fait venir de Paris par les moyens de transport de l’époque, ça n’était pas rien. Elle avait fait capitonner les portes de sa chambre pour qu’il n’entende pas trop les bruits du grand escalier assez sonore. Il a très bien travaillé là, avec cette angoisse qui le faisait ressembler à Flaubert et qu’elle calmait pour qu’il puisse être heureux en composant.

 

Mais Sand n’a jamais cessé de venir à Paris, surtout en hiver. Paris est un usage pour elle mais n’est pas sa passion. Elle disait : « je suis un paysan. » Elle avait vécu sa petite enfance avec sa grand-mère à la campagne. La petite Aurore courait dans les champs en sabot avec les copains du voisinage.

Je n’ai donc pas voulu faire la biographie de George Sand mais la biographie d’un lieu, de ce lieu où on la trouve partout mais où on retrouve les autres aussi, où tout un monde vit.

Fdl : À la lecture de George Sand à Nohant. Une maison d’artiste, on sent chez vous le plaisir de dresser le portrait d’une femme qui vieillit mais qui affirme à chaque anniversaire presque rajeunir. Sa vitalité semble inextinguible. Que représente George Sand, dans cette maison, pour l’intellectuelle que vous êtes ?

MP : Pour la femme que je suis ! Elle me subjugue par son énergie. Cette femme est incroyable ! Elle a écrit une soixantaine de romans, des pièces de théâtre, sa correspondance, quantité d’articles, des essais politiques. L’écriture qu’elle aime, l’écriture qui la lasse aussi de temps en temps. Elle dit : « ah, quand je serai dans l’au-delà, j’espère que personne ne saura ni lire ni écrire ! »

Par ailleurs, elle était très manuelle. Très jeune, elle a voulu être autonome, c’est à dire gagner sa vie. Dans son milieu social à cette époque-là, ce n’était pas facile. Que faire ? Elle disait : « artiste, c’est mon identité. » Elle a peint, des petites boites qu’elle vendait, puis elle s’en est lassée. Musicienne ? Elle était excellente pianiste. Comme disait Listz, elle avait une belle écoute. Mais elle voyait bien qu’elle ne pourrait pas créer. Un soir, elle essaye d’écrire. Il y a un hanneton qui se promène, elle se met à écrire... et ça vient tout seul, elle trouve plein de choses à dire sur ce hanneton. Elle se dit : « voilà ce qu’il faut que je fasse : écrire. » C’est ainsi qu’elle est partie à Paris : pour écrire.

Elle a une énergie incroyable. Pendant les veillées, elle ne lisait jamais, elle préférait que les autres lisent et pendant les lectures, elle cousait : des rideaux, des marionnettes qu’il fallait habiller, des vêtements pour les poupées des petites filles. À minuit, elle clôturait la soirée, elle montait dans son petit cabinet de travail et elle écrivait avec cigarettes (ou cigares), café et chocolat. Ce qui la gênait le plus était le froid, on avait beau installer le calorifère, ça n’était pas fameux.

Fdl : Douze degrés dans sa chambre, dit-elle…

MP : Ce que j’aime beaucoup chez George Sand, avec son énergie, est son absence de préjugés. Elle n’a pas de préjugés… enfin, elle en a quelques-uns, des préjugés de l’époque, et je n’aime pas trop quand elle en a. Mais elle n’a pas de préjugés sociaux.

Elle a soif de comprendre le monde. Elle aimait la botanique pas seulement pour avoir de belles fleurs, mais parce que cette science permet de comprendre la vie des espèces. La botanique, la géologie la passionnaient. Elle avait compris que le monde avait été crée pendant des millénaires, et non pas par dieu en six jours. Très amie avec Geoffroy Saint-Hilaire, elle était contemporaine de Darwin. Elle pensait que c’est par les sciences que l’on comprend le monde.

Fdl : Vous consacrez un chapitre aux petites gens qui vivaient à Nohant et vous montrez comment George Sand s’intéressait à leur condition, essayait de les instruire. À Nohant, George Sand voulait-elle créer une utopie républicaine ?

MP : Oui. Elle avait cette idée, elle le dit à plusieurs reprises. La condition domestique, pour elle, était un problème. Elle avait des domestiques, comment faire autrement ? Elle était une très bonne maîtresse en ce sens que les gages à Nohant étaient supérieurs à ceux donnés alentour. Elle porte une grande attention à la santé des domestiques et quand ils sont jeunes, elle essaie de les instruire. Elle avait une idée égalitaire, républicaine. Ce qui la gêne, c’est la servitude qui introduit une profonde inégalité. Elle était très contente quand elle allait dans la toute petite maison que lui avait achetée Manceau dans un village de la Creuse. Elle avait une petite chambre et disait : « je n’ai besoin de personne, je fais mon lit moi-même. » Elle voudrait abolir la servitude. Elle pense que les domestiques, si on a besoin d’eux, devraient être des fonctionnaires de notre intérieur, qui exercent un métier comme un autre, des gens salariés. C’est intéressant qu’une femme de cette époque ait eu ces pensées-là.

Fdl : George Sand a eu deux enfants, Maurice et Solange, avec lesquels les relations n’ont pas été toujours faciles. Comment conciliait-elle la création et la procréation ? Quel discours tenait-elle sur la maternité ?

MP : La maternité est pour elle fondamentale. George Sand aime les petits enfants, elle sait leur parler, jouer avec eux. Quand sa première petite-fille, la fille de Solange, Jeanne Clésinger dite Nini, vient la voir, elle passe beaucoup de temps avec elle. Elles vont dans le jardin, construisent une grotte, font passer de l’eau. Elle a un bonheur presque enfantin, spontané, à être avec des enfants.

 

Michelle Perrot avec les Filles du loir, 14 décembre 2018 © Gilles WalusinskiMichelle Perrot avec les Filles du loir, 14 décembre 2018 © Gilles Walusinski
Ça ne l’empêche pas d’avoir des problèmes avec ses enfants. Elle les aime énormément et discerne des différences de tempérament. Elle dit : « ma fille est un lion, mon fils est un ange. » Sur un grand éventail qui représente les hôtes de Nohant, on voit Solange en lion et Maurice avec des ailes. Plus ça va, plus elle trouve que son fils est un bon garçon alors que sa fille est terrible, hargneuse. Je crois qu’elle était jalouse de son frère. George Sand était la préceptrice de ses enfants. Mais Solange est paresseuse alors George Sand se fâche, la met en pension, la prive de vacances : on découvre là une George Sand assez dure. Ce qui complique les choses, c’est Chopin qui prend toujours la défense de Solange tandis que Maurice était jaloux de l’amant de sa mère. Ça fait des conflits familiaux, d’un côté la mère et le fils, de l’autre Solange et Chopin qui a peut-être eu une attirance amoureuse pour Solange. Tout cela est très compliqué, il y a eu des scènes terribles.

 

Nohant n’est pas qu’une idylle, il y avait des conflits de famille assez durs. C’est un nid à certains égards mais c’est aussi un nœud. C’est un espèce de théâtre, d’ailleurs on y jouait beaucoup de théâtre, mais un théâtre vivant où il se passe tout : des relations entre les gens, des amours, des désamours. Ce qui rend Nohant d’autant plus passionnant pour l’historienne.

Fdl : Quel est l’héritage de George Sand ?

MP : Le mot féminisme n’existait pas à son époque. Mais si l’on considère que le féminisme c’est la lutte pour la liberté et l’égalité des femmes, elle est une grande féministe. Quelle liberté ! Choisir son couple, ses amis, son métier. Elle a tout choisi. L’égalité : « je veux être un grand écrivain, je m’appellerai comme un homme et je léguerai mon nom à mes enfants. » C’est pas le nom du père qu’elle leur a donné, pas le nom du mari, mais le sien. C’est un cas unique.

Elle n’avait pas le droit au divorce. La séparation de corps interdisait de se remarier, d’ailleurs elle n’en avait aucune intention, mais c’est tout de même un manque de liberté. Elle se bat pour les droits civils. Moins pour les droits politiques, on le lui reproche d’ailleurs souvent. En 1848, elle ne s’est pas battue pour le droit de vote des femmes. Elle suivait une logique : elle disait que les femmes devaient d’abord être des individus égaux, gagner leur droits civils. Sinon, comment pourraient-elles voter en citoyennes libres ? Elles voteraient comme leur père ou leur mari. On peut ne pas être d’accord avec elle, mais c’est sa logique. Elle a beaucoup réfléchi et agi pour la république, pour le socialisme, pour la lutte contre les injustices.

Sa réflexion sur la violence est aussi très intéressante. Elle n’a pas aimé la Commune. Elle était dans le Berry pendant la guerre de 1870. Quand la paix a été signée, voilà la Commune. Les paysans disaient : « Paris est fou ! On va recommencer la guerre alors ? » George Sand pensait comme les paysans, que c’était de la folie, que la Commune ne gagnerait rien. Elle s’en est expliqué dans une très belle lettre à un jeune poète qui lui demandait pourquoi elle n’avait pas soutenu la Commune. Je cite cette lettre dans mon livre. Elle répond en substance : « je ne suis plus pour la violence, j’ai changé d’opinion. Dans ma jeunesse, j’étais pour la terreur. Mais plus maintenant. Je hais le sang répandu. Des charniers, il ne sort jamais rien. Soyons révolutionnaires, obstinés, patients, mais jamais terroristes. »