Virginie Linhart

 

A l'occasion des 50 ans de mai 68, les Filles du loir ont voulu donner la parole à Virginie Linhart. Elle construit dans un très beau livre Le jour où mon père s'est tu, une histoire collective des enfants de 68 à travers leurs souvenirs.

 

Magnifique article de Juliette Keating sur son blog hébergé par Médiapart

« J’ai vécu Mai 68 comme une crise de folie », déclare Robert Linhart au micro de Laure Adler en 2011. La révolution et la folie : comme si ces deux soulèvements, celui de l’esprit jusqu’à la perte de soi et l’insurrection où tout devient possible, était indissociablement liés. Le 13 mai 1968, alors qu’un million de personnes, étudiant.es et ouvrier.ères que la répression policière des jours précédents a uni.es dans la même colère, défilent dans les rues de Paris et réclament le départ de de Gaulle, Robert Linhart est hospitalisé. Un trop plein d’exaltation et de nuits blanches lui valent une cure de sommeil. « J’ai toujours eu un serrement de cœur pour cet homme qui, au moment où le rêve de sa vie se réalise, au moment où commence les occupations d’usines les plus spectaculaires que la France ait connue depuis 36, bascule» écrit sa fille, Virginie Linhart, dans le livre qu’elle lui consacre en 2008 : Le Jour où mon père s’est tu. Le silence de cet homme en lequel ceux et celles qui le connaissent saluent un brillant orateur viendra plus tard, en 1980, au moment où son maître et ami, le philosophe Louis Althusser, étrangle sa femme dans une crise de démence. Tentative de suicide, coma et silence médicamenté du père : Virginie Linhart a quinze ans, et sa vie aussi bascule.

Génération : groupe d’humains du même âge. Génération : laps de temps qui sépare deux degrés de filiation. Génération est le titre de l’enquête historique menée par Hervé Hamon et Patrick Rotman sur les jeunes qui ont fait Mai 68. Mais qu’en est-il de la génération suivante, dont les premières années furent marqués par l’ardeur politique de parents pour lesquels rien n’était plus important que cette révolution à laquelle ils aspiraient et dont ils entrevoyaient soudain la possibilité ? « Quelle place occupions nous dans la tête et dans la vie de nos parents pendant toutes ces années ? », se demande Virginie Linhart. Témoins embarqués des « amers dégâts de l’engagement militant », comment ces filles et fils de soixante-huitards célèbres s’en sont-ils « tirés » ? « Je suis à la recherche de mon histoire collective », comprend soudain la documentariste qui questionne pour ce livre les femmes et les hommes dont l’enfance fut pareillement bousculée.

 

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Parmi ces quarantenaires aux patronymes connus, certains hésitent à parler. L’époque, début des années 2000, est à la remise en question de l’héritage de 68, et dans les médias comme sur les estrades politiciennes on accuse Mai de tous les travers de la société du siècle nouveau. Curieusement d’ailleurs, on lui impute l’ultra-individualisme contemporain, « le cynisme et l’intérêt personnel », alors que le collectif dominait et qu’à l’époque, confie le narrateur de Tigre en papierd’Olivier Rolin, « l’individu semblait négligeable, voire méprisable. » Le livre de Virginie Linhart sera-t-il une pierre supplémentaire jetée dans le jardin des ex-soixante-huitards dont certains polémistes s’appliquent à dénoncer les accommodements avec l’économie libérale et le goût de l’entre-soi, le repli confortable dans une gauche dite « caviar », voire les retournements de vestes ? Telle n’est pas du tout son intention.

 

Pourtant, on pourrait lire à travers certains propos, une âpre critique des ces années où « il était mal, lorsqu’on était révolutionnaire, d’enfanter.» Aimé.es, mais trimbalé.es partout, sans règles, tiraillé.es entre les engagements parentaux et les valeurs de la société dominante, pris.es dans des injonctions contradictoires, soumis.es à des exigences strictes d’élitisme scolaire, les anciens enfants de Mai 68 s’accordent à dire qu’ils et elles n’étaient pas au cœur des préoccupations de leurs parents. Se dessine ainsi le tableau d’une enfance engloutie, parfois joyeuse, souvent compliquée, dont, pour certain.es, seule l’analyse a permis de surmonter le traumatisme, d’aborder le passé « sans pleurer ». Exprimer fortement sa différence ou suivre le sillage des parents mais en se construisant une existence à soi, rechercher le bonheur, ne plus se sentir coupable de réussir socialement, de gagner de l’argent, placer ses enfants au centre de sa vie : après les expériences des années 68, les témoins expriment le soulagement du retour à un ordre rassurant, certes très réformé, bien plus libre qu’avant, mais toujours bourgeois. Né.es pour la plupart « du bon côté de la barrière », les enfants de mai 68 interrogé.es par Virginie Linhart, sont, tels de petits chats lancés dans le vide, retombés sur leur pattes. Et le lecteur ne peut que se questionner sur le destin des autres, fils et filles des révolutionnaires perdants, qui ont abandonné leurs études, renoncé à un statut social et professionnel pour s’établir en usine ou partir élever des chèvres, mais sans moyens pour affronter les rigueurs du retour à la normale, et du chômage.

Le livre de Virginie Linhart est passionnant quand il sonde le silence du père. Car Mai 68 c’est aussi (surtout?) la libération de la parole. Leslie Kaplan a été militante maoïste à l’Union des Jeunes Communistes Marxiste-Léniniste (UJCml), l’organisation révolutionnaire fondée par Robert Linhart en 1966. Elle s’est établie à l’usine Brandt de Lyon quand elle avait 24 ans, convaincue que « les travailleurs intellectuels doivent aller à la rencontre des travailleurs manuels. » Dans ses livres sur mai 68, Leslie Kaplan insiste sur l’importance de la prise de parole de toute la société dans la contestation de l’ordre établi. Pendant la grève, à l’usine, les ouvrier.ères discutent « de tout. Que veut-on? Quelle vie? Quel genre de travail? A quoi sert l'école? On s'intéresse aux détails de la vie des gens avec qui on n'a jamais l'occasion de parler. » C’est dans ce contexte de libération générale de la parole sur laquelle il ne sera plus possible de revenir, et alors même qu’il aime et sait convaincre par le discours, que Robert Linhart, au moment de l’accession de la gauche au pouvoir, se tait. Virginie Linhart se souvient alors de la place du silence, centrale, dans la famille de son père dont les membres sont des survivants de la Shoah : « On ne nous racontait rien. Il fallut , ainsi, batailler des années pour apprendre que mon grand-père avait perdu une sœur aînée et sa petite fille abattues, je crois, par des Allemands sur un lit d’hôpital en Pologne.(…) Et j’ignore également comment mes arrière grands-parents ont disparu. Le silence sur leur histoire, le silence sur leur mort. Puis, plus tard, le silence de mon père. Et nous, les enfants, silencieux sur le silence. » Vivre Mai 68, c’était pour tous les descendants des Juifs survivants, se libérer du silence de la culpabilité pour, faisant table rase du passé, vivre enfin pleinement. Mais peut-on jamais se départir du mutisme lié à cette pensée, sans cesse présente, que l’on est un rescapé ? Comment garder l’équilibre dans un monde qui a irrémédiablement basculé?

Dix ans se sont écoulés depuis la parution ce livre au si beau titre, Le jour où mon père s’est tu. Les enfants des soixante-huitards ont cinquante ans tandis que l’on célèbre sagement l’anniversaire de Mai 68 entre les lambris dorés des musées. Alors que nous avons depuis bientôt deux décennies franchi la frontière symbolique du nouveau siècle, la question de la transmission se pose avec acuité et les regards se tournent vers la jeunesse. Qui saura bientôt « rappeler les acquis de Mai, la beauté des slogans, leur intelligence, leur esprit d’ouverture, leur universalité ? » Qui saura croire encore en la Révolution ?