Lydie Salvayre

Les Filles du loir ont reçu Lydie Salvayre pour son livre «Pas pleurer» et aussi pour parler de son actualité avec «Tout homme est une nuit», paru en octobre aux éditions du Seuil. La rencontre a eu lieu à la librairie l'ImagiGraphe, Paris.

Juliette Keating propose sur son blog de Médiapart la transcription de la rencontre

«Sortons de l'entre-soi!», une rencontre avec Lydie Salvayre

Lydie Salvayre, Paris 17 novembre 2017 © Gilles WalusinskiLydie Salvayre, Paris 17 novembre 2017 © Gilles Walusinski

 

Les Filles du loir : Nous voudrions poser notre première question sur les titres de vos œuvres. Nous avons observé que le titre de votre dernier roman est présent dans le texte, à la fin de Pas pleurer. Quant à Pas pleurer, c'est une citation que nous avons trouvé dans Sept femmes à deux reprises, à propos de Colette et de Marina Tsvetaeva. Est-ce que vos œuvres naissent du titre?

Lydie Salvayre : Ça dépend des livres. J'ai lu Marina Tsvetaeva, cette poétesse russe immense qui fuit l'Union soviétique peu après la révolution puis va arriver en France où elle sera maltraitée, vivra dans un dénuement extraordinaire, et sa correspondance avec Pasternak. Dans une lettre, elle commence par se plaindre qu'elle est une exilée, que la Russie lui manque, que son vieux poêle lui manque et tout à coup elle s'arrête et dit : «pas pleurer». J'ai trouvé cette injonction magnifique. On ne rentabilise pas la douleur en littérature. C'est dégoûtant. On ne fait pas fructifier les grands sentiments, les pleurs. Donc, ce pas pleurer me reste, et quand je commence à écrire le livre, le titre est là d'entrée. Dans Tout homme est une nuit, ce n'est arrivé qu'à la fin. Je ne trouvais pas. Celui de départ, qui était... Vive la marine nationale!, disait tellement son sujet qu'il m'a aidé pour écrire mais qu'il a fallu trouver quelque chose... disons de plus subtil, au moment de l'éditer. J'ai sans cesse à l'esprit que, s'il y a une vocation à la littérature, c'est de dire la lumière, de dire l'espoir mais aussi de regarder en face les ténèbres, comme disait Agamben, ce qui va mal, ce qui n'est dit nulle part ailleurs. Cette idée qu'il y a de la nuit et de la lumière chez nous tous. La littérature a cette fonction de dire ce qui est tu ailleurs, ce qui est dénié. Bernanos, en 1937, dit : vous avez une réalité insupportable en face et vous fermez les yeux? Je vais vous les ouvrir. C'est les Grands cimetières sous la lune. Vous parlez les uns des autres alors que la Deuxième guerre mondiale se prépare, comment est-ce possible? La littérature va vous écarquiller les yeux et vous faire voir ce que vous vous obstinez à méconnaître. Pour La Compagnie des spectres, j'avais pour titre : L'Inventaire du désastre. Les commerciaux ont dit : ça va faire flipper le public, ce titre. Je ne pense jamais à ce genre de choses et aux ventes qu'induit ou pas un titre. Mon éditeur, Denis Roche, que j'adorais, a dit ouh la la, il faut changer ce titre sinon ils vont nous faire la gueule, et il a eu l'idée de La Compagnie des spectres, que je trouve tout aussi sombre mais qui a plu aux commerciaux allez savoir pourquoi. La Conférence de Cintegabelle.... il y avait ce ministre PS qui était de Cintegabelle : Jospin. J'ai passé mon enfance dans un village de la haute Garonne, à huit kilomètres de Cintegabelle, qui s'appelle Auterive. A l'époque, je m'étais dit : pourquoi ce village serait à lui et pas à moi, à nous? Voilà pour Cintegabelle, que nous ne sommes qu'une poignée à connaître.

Les Filles du loir : Pas pleurer s'organise comme une partition organisée en contrepoint. Deux voix, celle de Bernanos et celle de la mère de la

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narratrice, s'enchaînent pour se compléter, se contredire ou se répondre autour d'une musique moins mélodique : l'été 36 en Espagne. «J'écoute ma mère ce matin me raconter cet épisode que je n'avais jamais lu dans aucun livre d'histoire. Il me semble incarner tout à coup l'un des emblèmes les plus forts de cette période.» Vous confrontez donc histoire individuelle et grande Histoire. La confrontation de la mémoire et de l'Histoire intéresse beaucoup la fiction. Que peut apporter la fiction à l'Histoire?

 

Lydie Salvayre : J'avais lu tout ce qui pouvait s'écrire sur la guerre d'Espagne et j'avais écouté mes parents. Je n'avais jamais lu Les Grands cimetières sous la lune, par préjugé, parce que j'en ai aussi. Un auteur catholique, monarchiste, qui a des liens avec l'extrême droite, c'était compliqué pour moi. En 2013, je lis Bernanos et j'ai vraiment un choc parce que ce qu'il dit de la guerre d’Espagne, sa révolte devant le clergé, sa compassion pour ces gens qui se sont battus pour avoir une République et qui vont être chassés, me bouleverse vraiment. Sitôt le livre fermé, alors que je n'avais jamais programmé d'écrire sur ce sujet, alors que ça ne m'était pas venu à l'idée, sitôt celui de Bernanos fermé, j'ai écrit les quatre premières lignes qui ouvrent Pas pleurer, et j'ai continué sur ma lancée. Il y a des liens indémêlables entre l'Histoire et la littérature, avec ce bémol que nous sommes quelques uns à remarquer : parler du présent, c'est très gênant. Comme disait Stendhal, si vous parlez de la politique présente vous fâchez une moitié de votre lectorat et vous ennuyez l'autre. Alors qu'il est si commode, si romanesque, de se tourner vers l'arrière et de parler du moyen âge, de la Renaissance etc, ce passé qui ne dérange personne, qui est d'une innocuité totale et qu'on lit avec délice car rien ne viendra nous troubler. J'aime les livres qui disent l'Histoire dans la mesure où ils résonnent à notre présent, où ils réactivent notre présent, où ils l'interrogent. Mais, dans Pas pleurer, la mère est oublieuse, elle a tout oublié sauf l'épisode de la guerre civile. Nietzsche est l'un des rares à avoir dit que l'oubli possède une vertu, aussi, qu'il permet de désencombrer la mémoire et de réinventer du neuf. Si notre esprit était sans cesse occupé par les affaires du passé, il aurait beaucoup de mal à réinventer un présent, un avenir. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille tout oublier, bien sûr, ce serait monstrueux d'oublier l'Histoire. Comment exercer la pensée avec une mémoire aussi volatile que celle du présent immédiat ?

Les Filles du loir : Vous écrivez à la fin de Pas Pleurer : «L'été radieux de ma mère, l'année lugubre de Bernanos, dont le souvenir resta planté dans sa mémoire comme un couteau à ouvrir les yeux, ces deux scènes d'une même histoire, deux expériences, deux visions qui depuis quelques mois sont entrées dans mes nuits et mes jours où lentement elles infusent.» Vous êtes le dépositaire de ces deux voix, mais quelle est votre voix à vous? Le "je" ne s'efface jamais, quelle est la mission de la narratrice?

 

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Lydie Salvayre : Plus je suis allée en avançant, moins j'ai porté de masque. Dans mes premiers écrits, j'avais l'impression que pour qu'il y ait fiction, il fallait que je sois loin de moi, auteure. Au fur et à mesure, je me dévoile davantage, je dis davantage mes engagements et souvent auteure et narrateur portent la même voix. C'est une voix qui ne fait pas, loin de là, que recueillir et écouter. J'ai lu récemment l'ouvrage d'un philosophe qui se demandait comment penser dans un monde mauvais. Comment écrire dans un monde mauvais? Et quoi écrire, si on estime qu'aujourd'hui le monde est tout sauf idéal avec la montée des populismes qui nous inquiète tous? J'ai le sentiment que, si on ne va pas contre cet ordre-là, contre ce monde mauvais, on le perpétue. Ne pas aller contre cet ordre-là, c'est le continuer, c'est s'en accommoder. Il y a des moments historiques où les auteurs se sont engagés pour dire leurs craintes, quelles que soient leurs distances vis à vis du politique. Je pense à Hugo qui disait dans Napoléon le petit : dormir devant cette situation politique intenable, c'est mourir. Il y a des situations où on ne doit pas dormir et écrire des beaux livres sur le passé. Pendant l'affaire Dreyfus, qui partage la France en deux, les écrivains s'engagent, Proust dans Jean Santeuil, Zola avec J'accuse, Péguy avec Notre Jeunesse. Il y a un moment où on ne peut plus fermer les yeux. C'est ce qui m'a poussée à écrire Tout homme est une nuit, c'est cette montée des populismes, ici et là, en France notamment, qui m'inquiétait. Je n'y suis pas allée de gaîté de cœur. Mais les écrivains sont responsables. Ils sont inscrits dans un jeu social qu'ils le veuillent ou non, et à ce titre, ils sont responsables de leur écrit, qui est public, et de leur position soit d'indifférence, soit de déni, soit de "je ne vois pas", soit de "je dis, je dénonce", ces positions apparaissent dans le domaine public.

 

Les Filles du loir : Et vous le faites en proposant dans vos livres la pluralité des voix, des opinions, des idées.

Lydie Salvayre : Rien ne me fait plus peur que les voix uniques, qu'un jeu d'identité où on n'aurait qu'une identité. Si on a un je identitaire riche, les uns et les autres, qu'on est à la fois Français, pas Français, catho, pas catho, aimant la littérature etc., c'est bien, on s'en tire. Si on a un je identitaire avec une voix unique qui dit : tu es ça, tu penses ça, c'est très dangereux. Donc, je suis réjouie quand je trouve des voix dans un livre, et cette polyphonie on la rencontre surtout dans la littérature espagnole et baroque. Dans Quevedo, par exemple, il y a une infinité de registres : vulgaire, sacré, populaire, chansons de variété. Chez Rabelais il y a ça aussi : la prose érudite et la culture la plus populaire. Je suis très séduite par la littérature baroque tout en étant profondément imprégnée de culture française où le classique règne, ce classique qui a mis Rabelais au placard et qui est un extrême aussi, un excès dans la simplicité. C'est d'une grande beauté, j'ai écrit un livre pour rendre hommage à Pascal. Le classique c'est la tenue, rien ne déborde. Je nais dans une famille espagnole, mes parents arrivent d'Espagne en 1939 et vivent en France comme dans une île espagnole parce qu'ils pensent qu'ils vont repartir, que l'Europe ne laissera pas Franco régner. Ma petite enfance c'est cette communauté très très vivante, avec des repas de famille de trente personnes au moins, avec des débats politiques, des rires, des chansons, des blagues sexuelles etc, et puis j'allais à l'école où on se tenait bien, on ne parlait pas trop fort, on me faisait lire Pierre Loti. Plus tard, cette partition entre deux mondes est redoublée par mon intérêt pour le baroque espagnol et la littérature classique que j'adore autant. J'essaie de nager entre les rives de l'excès baroque et de l'excès classique. Au milieu, je meurs. La langue moyenne, celle du vingt heures qui nous est

Anne Delaplace et Lydie Salvayre le 17 novembre 2017 Paris © Gilles WalusinskiAnne Delaplace et Lydie Salvayre le 17 novembre 2017 Paris © Gilles Walusinski

imposée tout le temps, je ne peux pas la lire.

 

Les Filles du loir : Vous écrivez dans BW : «Le style en littérature, c'est l'art de rompre avec ce qui dans le langage va de soi, c'est l'art de déplacer les logiques communes, de quitter les sentiers battus, de se défaire de l'ancienne grammaire». Le personnage de la mère, Montse, invente une langue entre deux pays, truffée de néologismes, jamais bienséante, mais ce mélange, ce "fragnol", n'a rien de folklorique ni d'anecdotique, c'est une nouvelle langue qui a du sens, c'est un sabir métaphysique. La poésie est-elle du côté du peuple? La littérature doit-elle d'abord donner la parole aux sans voix?

Lydie Salvayre : Personne n'est propriétaire de la langue. Pas plus l'Académie française, que les grammairiens, que les professeurs de français. Mais pour citer Carlo Emilio Gadda, un auteur que j'aime beaucoup, la langue s'invente dans la rue, elle est ensuite codifiée par les académies. C'est vrai que la langue s'invente dans la rue, les poètes l'inventent. Baudelaire invente "spleen". Je fais confiance au génie de la langue qui emprunte au populaire, aux poètes, à la langue qui se fabrique dans les médias et ailleurs. La littérature nous arrache à la langue commune, qui finit pas ne plus nous faire penser tant elle va de soi. Dès que quelque chose nous arrache, dans l'ordre grammatical, ou par les mots choisis, on se met à penser. Deuleuze disait que pour penser, il faut que quelque chose d'extérieur nous fasse violence, sinon on ne pense plus. Mettre à mal la langue, oui, mais à la condition évidemment de la maîtriser parfaitement.

Les Filles du loir : Cette distorsion de la langue apparaît aussi dans Tout homme est une nuit. Il y a la parole intime d'un professeur de français, malade, qui se retire à la campagne pour être seul et se retrouver, et la collectivité, les clients du café qui s'inventent une nouvelle langue. Vous jouez avec les mots un peu à la manière d'un Balzac, des mots écrits à la façon de...

 

Lydie Salvayre, Paris 17 novembre 2017 © Gilles WalusinskiLydie Salvayre, Paris 17 novembre 2017 © Gilles Walusinski

Lydie Salvayre : J'ai fait un violent effort sur moi-même pour mettre dans la bouche des clients du café une langue pauvre, c'était contre moi et je ne le supportais que parce qu'il y avait l'autre langue, celle du professeur de littérature française qui a une maîtrise délicieuse de la langue. Pourquoi une langue pauvre? Parce qu'elle exprime une capacité à conceptualiser pauvre. Ces personnes sont plus victimes que d'autres des explications sommaires et simplistes des discours populistes qui leur sont tenus. Ça m'a coûté de leur mettre dans la bouche une langue pauvre, parce que je ne considère pas que la langue populaire soit une langue pauvre, mais celle de ces clients du café, qui souffrent, qui viennent là pour s'entrerassurer, pour créer un entre-soi protecteur, parce que leur village est en train de mourir, qu'ils se sentent abandonnés. Ils n'ont pas eu accès à la grande culture, aux œuvres de l'imagination pour diverses raisons. Le professeur de français parle une langue qui leur parait suspecte, qui leur parait être un signe de dédain, de supériorité. Il faut sortir de l'entre-soi qui nous fait tous vivre dans le même milieu, et sévit à tous les étages de la société française. Je plaide pour les littératures qui nous arrachent à l'entre-soi, et qui donc font résonner une pluralité de voix.

 

Les Filles du loir : Au delà de la langue, il y a la question de la bienveillance. Ces hommes sont très véhéments vis-à-vis de "l'étranger", mais le professeur de français a aussi un comportement qui le conforte dans cette position de banni. En tant qu'autrice, vous avez un regard bienveillant sur tous vos personnages, et vous laissez au lecteur la liberté de juger.

 

Lydie Salvayre : Je considérais que les clients du café étaient victimes du discours populiste ambiant, qui leur désigne la cause de leur malheur : la faute aux élites, aux étrangers, etc. Ils sont instrumentalisés à leur insu. Marcellin, le patron, est très véhément, avec des idées très tranchées contre les étrangers, c'est un Trump au petit pied. Mais on apprend qu'il est fragile sur un point : il ne sait pas être père. Il n'a pas connu son père et être fils de personne l'a amené à jouer les gros bras à longueur de journée, avec ce talon d'Achille : il n'arrive pas à avoir de liens avec son fils révolté par ses idées fascistes. Il fallait que l'on comprenne pourquoi Marcellin est aussi odieux. Quant au narrateur, il n'est pas propriétaire du bien, des bons sentiments et de l'humanisme. Il transporte à la campagne des pratiques citadines, il s'imagine pouvoir vivre à la campagne en s'isolant sans que ça jase. Mais non, les gens du village ne peuvent pas comprendre qu'il ait ce besoin de solitude habituel en ville. Et puis il est un peu noir de peau et de cheveux, ce qui n'arrange pas ses affaires. Pourtant, il n'est pas celui qui sait en face des autres qui seraient le camp du crime et du fascisme ordinaire. La nuit est en partage.