Entretien avec Grégoire Bouillier


Dans L’Invité mystère vous écrivez : « et je n’invente rien car j’ai beaucoup trop d’imagination pour cela. » Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?

Il y a eu un malentendu à propos de mon travail parce que les gens le relient à l’autofiction. Alors que je n'écris pas du tout d’autofiction et que c'est même un contresens si on me lit correctement. Pour une raison simple : tous mes textes s'articulent autour de l'idée que la réalité peut être considérée comme une fiction, comme quelque chose que l’on peut appréhender avec les armes de la fiction. Il suffit de regarder n’importe quel couple pour s’apercevoir qu’il est une fiction en marche, plus ou moins heureuse. Obama est une fiction, qui répond à la fiction qu’était déjà Bush, etc. Et le fait que cette fiction s'incarne dans la réalité ne change en rien sa nature fictionnelle. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a pas lieu d'opposer réalité et fiction, comme on le fait d'ordinaire. Et c’est même amusant comme tout le monde semble tenir mordicus à cette opposition. Même les écrivains. Par exemple, Régis Jauffret, avec qui j’ai été copain à une époque, a pu avoir des positions très dures contre l’autofiction, l’implication de personnages réels dans les livres, etc. À chaque fois que l’on se croisait, il me disait : « Alors, toujours aussi peu d’imagination ? » Et moi, je répondais : « Alors, toujours aussi bourgeois ? » Parce que pour moi, la séparation entre la réalité et la fiction est une convention totalement bourgeoise, en ce sens qu’elle permet de maintenir le monde tel qu’il est. La bourgeoisie veut toujours faire croire à la pérennité du monde qu’elle dirige et que tout le reste « est littérature ». Or, je ne crois pas que le reste soit littérature. Je crois que tout est littérature et que tout est réel. Il n’y a pas de contradiction. Tout ça pour dire que je n’écris pas d’autofiction, c’est-à-dire que je n’ai pas besoin d’arranger la réalité, de la romancer. Il suffit de la raconter comme la fiction qu’elle est et c’est ce que je m’efforce de faire dans mes livres. Dans un film de Truffaut, LE RÉALISATEUR JOUÉ PAR TRUFFAUT LUI-MÊME je ne sais plus qui dit que la vie a plus d'imagination que nous. Il suffit de jeter un oeil autour de soi pour se rendre à quel point c'est vrai. Jamais un scénariste n'aurait pu imaginer que Zidane donnerait un coup de boule en finale du Mondial. Et pourtant c'est arrivé.


Cherchez-vous toujours, comme vous l’écrivez dans L’Invité mystère « l’endroit par où la réalité nous sauve d’elle-même » ?

En fait, j’ai écrit cette phrase en écho à une jolie réflexion de La Bruyère. Dans les Caractères, il raconte qu’il voit un jour une très belle femme dans un café ; elle est assise et il est saisi d’admiration. Mais lorsqu’elle se lève, il se trouve que c’est une naine ou je ne sais plus quoi et La Bruyère conclut : il y a toujours un endroit par où les femmes nous sauvent d’elles. Je n’ai fait que pousser un cran plus loin cette réflexion, pour en faire une sorte de principe général : quoi qu’il nous arrive, il y a toujours un moment où la réalité nous offre une contrepartie. Par exemple, n’importe quelle rupture amoureuse, aussi douloureuse soit-elle, est en même temps ce qui nous permet de recouvrer la liberté et de revenir à soi. C’est une promesse d’avenir qui brille au coeur même du chagrin. Il faut arriver à saisir ce moment où tout ce qui nous arrive délivre en même temps un principe de salvation.


Quels rapports entretenez-vous avec la démarche psychanalytique et son désir de donner du sens à chaque geste, à chaque mot ? N'avez-vous pas aussi ce désir de donner sens au réel ?

D’abord, je n’ai jamais fait d’analyse. La psychanalyste Caroline Eliacheff, dans une chronique, a écrit qu’elle ne voyait pas ce que la psychanalyse pouvait rajouter au Rapport. C’est un bel hommage. Cependant, mon livre est tout le contraire d’une psychanalyse, puisque je m’intéresse à l’extériorité et non à l’intériorité. Je ne cherche pas à savoir ce qu’il y a sous les apparences ni à spéculer sur l’inconscient, non, j’essaie seulement de tirer le fil que tissent entre elles les apparences, avec l’idée que ce fil est vivant et structurant. Dans le Rapport, je me suis d’ailleurs amusé à détourner la fameuse proposition de Lacan – « l’inconscient est structuré comme un langage » – en écrivant que c’était « la vie qui était structurée comme un langage ». Cela dit, je ne suis pas un adepte de la psychanalyse. Hormis pour les gens qui sont dans une véritable détresse, je suis très sceptique dès lors que suivre une analyse devient une sorte de rituel social, un confessionnal payant. Pardon d’enfoncer des portes ouvertes, mais cela m’insupporte lorsque suivre une analyse devient le meilleur moyen de ne plus agir dans l'existence. Il y a quelque chose de la régulation sociale dans le fait de suivre une analyse, exactement comme, naguère, les curés écoutaient les pêchés des braves gens, leur donnaient l’absolution et ils pouvaient continuer à mener leur vie comme si de rien n’était. En revanche, il y a quelque chose qui m’intéresse dans la psychanalyse, c’est son côté aventure intellectuelle. La découverte de l’inconscient, ce ne fut pas rien. De même les textes de Freud sur les mots d’esprit, la vie quotidienne et même les civilisations, c’est vraiment passionnant. Mais il ne faut pas oublier que l’on trouve déjà tout cela en germe dans L’Odyssée, lorsque Homère raconte qu’une fois rentré en Ithaque, Ulysse devra repartir et qu’il fondera un royaume le jour où, marchant avec sa rame sur l’épaule, un homme lui demandera ce qu’il fabrique avec une pelle à pain sur l’épaule. Autrement dit, c’est une simple analogie de forme, un tout petit glissement de sens qui donne le signal au Héros pour qu’il fonde un royaume et cesse son interminable quête. Cela semble dérisoire, mais c’est juste qu’Homère n’avait pas attendu Freud pour découvrir que les mots se métamorphosent et assignent des situations, des actes, des comportements aux humains. S'il y a quelque chose auquel je crois vraiment, c'est que nous sommes essentiellement des êtres de langage, que nous sommes structurés par le langage. Au Vietnam, il y a mille manières de dire "je t’aime" et aucune qui correspond à notre « je t’aime » et je crois que l’on n’aime donc pas exactement de la même façon au Vietnam qu’en France. Je crois qu’on ne fait pas assez attention aux mots que l’on utilise, au sens qu’on leur donne, à l’importance qu’ils prennent en nous, au point de s’incarner dans des pathologies. On sait bien que les gens qui ont mal au dos en ont souvent aussi « plein le dos ». Tout le monde en sourit, en rit. Je pense toutefois qu’il y a une manière de prendre cela au pied de la lettre. Les mots nous parlent autant que nous les parlons. Ce ne sont pas des objets inertes. Et nous sommes fécondés par les livres, du moins par certains qui, mystérieusement, parviennent à trouver le chemin de notre être. Le plus souvent, nous l’ignorons, mais nous nous comportons profondément en fonction de certains mots entendus, de quelques livres que nous avons lus. Je crois profondément à cela.


Nous avons remarqué la récurrence de certaines expressions ou mots, différents à chaque livre. Vous fixez-vous des contraintes de style ?

J’essaie de faire en sorte que dans chacun de mes textes, il se passe quelque chose de nouveau pour moi. Le style du Rapport n’est pas celui de L’Invité, qui n’est pas celui de Cap Canaveral. J’ai besoin que chaque livre soit pour moi une aventure « stylistique ». L’Invité était un livre complexe à écrire, après le petit succès du Rapport. Ou bien j'allais faire la même chose et ce serait donc dérisoire ; ou bien j'allais faire quelque chose de différent et ce ne serait pas à la hauteur. Donc, l’affaire était pliée d’avance ! Puis je me suis débarrassé de cette idée en me disant que L’Invité Mystèren’était pas à proprement parler un deuxième livre, mais un additif au Rapport. Car au départ, L’invité était un épisode duRapport. Mais il aurait fallu plus de cent pages pour déployer tout ce qu’il contenait, et cela n’était évidemment pas possible dans l’économie temporelle du Rapport, qui retrace 40 ans en moins de 200 pages. Il me fallait pourtant l’écrire. Et là, comme la vie est une merveilleuse fiction faite de merveilleuses coïncidences, il se trouve que je rencontre par hasard Sophie Calle. Cela bouclait la boucle de manière inespérée. Je tenais la fin de mon histoire et je n'ai donc eu qu'à raconter les choses exactement comme elles se sont déroulées.
C’est un texte que j’ai écrit assez vite, en trois mois à peu près. Et cette vitesse d’exécution a été à l’origine de certaines expressions qui reviennent tout au long du récit. Par exemple, j’emploie très souvent l’expression comme on dit » ; mais c’est parce que, à chaque fois que je cherchais à préciser une sensation, j’éprouvais de manière extrêmement violente la banalité du langage, tous ces lieux communs du langage auxquels nous nous en remettons en permanence alors que rien ne nous assure qu’ils traduisent réellement ce que nous éprouvons et pensons. C’est Wittgenstein qui pose cette question : « Lorsque tu dis « je t’aime », comment sais-tu que ces mots expriment correctement ton sentiment ? D’où le sais-tu ? » Hé bien, tout au long du texte, j’ai éprouvé le même malaise ; mais comme j’avais tout de même un récit à écrire, le moyen que j’ai trouvé pour m’en tirer (comme on dit…) a été de structurer le texte autour d’expressions récurrentes telles que « comme on dit ». Je ne voulais pas que le lecteur pense que je me contentais des mots tels qu’ils nous viennent spontanément aux lèvres et à l'esprit. C’est ma manière de ne pas le prendre pour un imbécile. Car il faut savoir que s’ils nous permettent de nous exprimer, les mots ne cessent de nous trahir dans le même temps. D’une certaine manière, ils roulent pour eux-mêmes bien plus que pour nous. Et je suis d’ailleurs stupéfait de voir combien les écrivains manient les mots comme s’ils allaient de soi. Alors que c’est tout le contraire. Ce que j’ai d’ailleurs creusé dans Cap Canaveral, en écrivant que les mots sont aussi des gommes - et cette insuffisance du langage est même le véritable sujet de ce texte. Mais dans L’Invité Mystère, je n’avais pas le temps de développer ce thème ; mais si j’avais été scrupuleux, j’aurai repris chaque mot, chaque expression jusqu’à leur faire dégorger leur mensonge, à la façon dont Thomas Bernhard rectifie et corrige sans cesse ce qu’il écrit jusqu’à, non pas trouver, mais au moins approcher la réalité de ce qu’il veut dire. Ce qui est rigolo, c’est que toutes les expressions récurrentes que j’ai employées pour signaler ce qu’il y a de cliché et de convenu et finalement de faux dans notre manière de parler ont fini par donner son rythme au texte, sa structure. Elles sont devenues la ponctuation réelle des phrases, ce qui a eu pour effet de les allonger démesurément. Vous voyez donc que la différence de style entre le Rapport etL’Invité vient de loin... Ce n'est pas seulement un jeu intellectuel, formel. Et puis, ces expressions ne cessent de porter un jugement sur ce qui est écrit ; elles sont comme des scies qui scient les phrases sur lesquelles le récit s’appuie. C’est quelque chose qui me plaît qu’un texte prenne en charge sa propre critique, sans pour autant nuire à la narration. Car avant tout, ce sont des récits que j’écris et je ne veux pas perdre mon lecteur en cours de route. Mais un livre, ce sont des mots, une matière qu’il faut travailler pour aller au-delà de l’histoire qu’on raconte. Je suis offusqué, attristé de la manière dont nous traitons le langage. Je ne parle pas de la qualité du langage, mais du peu de réflexivité qu’on a sur notre manière de parler. Cela me sidère.


Est-ce pour marquer ce trouble face au langage que vous utilisez pour la première fois le « tu » dans Cap Canaveral ?

C’est compliqué. J’en avais marre du « je ». Et j’ai lu L’homme qui dort de Perec. Ce texte m’a vraiment passionné. Pouvoir dire « je » à la deuxième personne du singulier ! Quelle étrange gymnastique mentale ! Ce « tu » est à la fois dans l’intériorité et dans l’extériorité. Le « tu » est un personnage extrêmement intéressant, qui permet de dire ce qu’on ne pourrait pas dire avec un « je ». J’avais commencé Cap Canaveral en disant « je ». Ça n’allait pas, ça sonnait faux. Le « tu » crée une distance très intéressante, alors que le « je » adhère trop au texte pour permettre une mise à distance du propos sans créer d’effet trop visible et insistant. De plus, le « tu » crée une proximité paradoxale avec le lecteur. Si le « tu » est une adresse au lecteur, cela devient troublant ; on se demande où se situe le locuteur. Je voulais me confronter à cela. Une fois trouvé le « tu », le texte est venu très facilement. Pendant assez longtemps je me disais même tu à moi-même, dans une sorte de dédoublement schizophrénique !
Pour le reste, ce texte a suscité d’étranges réactions. Je sais par exemple que quelqu’un l'a renvoyé par la poste chez Allia en disant :« J'avais bien aimé Rapport sur moi, mais là, non ! Je ne veux pas conserver ce livre » Il ou elle l'a renvoyé, c’est fou ! Il y a un avant-plan qui emporte et leurre beaucoup de lecteurs. Mais l'avant-plan n'est rien sans l’arrière-plan qui est la seule chose qui m'intéresse et que l'avant-plan me permet d'exprimer. En fait, si cette histoire vous était arrivée, comment l’auriez-vous racontée ? Avec quels mots ? De quel point de vue ? Avec une volonté de faire trash et de dire : “cela va être scandaleux, regardez !” ? Ou bien en banalisant la chose ? Ce sont toutes ces questions que je me suis posé et qui sont à l’origine de l’écriture de ce texte. Comme dans chacun de mes livres, la seule question qui vaille est finalement celle-ci : comment être à la hauteur des événements dont nous sommes les témoins ou les acteurs ? Avec quelles armes le langage peut-il rendre compte de ce qui a lieu dans la réalité ? Tout le monde ne cesse de dire que la réalité dépasse la fiction ; hé bien mes livres font le pari qu’ils peuvent tenter de rendre compte de ce dépassement.


Dans L’Invité mystère, vous prenez plaisir à indiquer les références des pages de Mrs Dalloway, où se trouvent les expressions qui ont influencé le personnage principal : pourquoi ces précisions ? Vous attendez-vous à ce que le lecteur aille vérifier ?

Il y a deux raisons à cela. D’abord, je ne voulais pas qu’on pense que toutes ces références étaient imaginées – les indiquer étaient donc les inscrire dans la réalité, une manière de dire : vous voyez, c’est vrai, ce n’est pas de l’autofiction ! Mais surtout, je trouvais ça très drôle ! Cela crée une rupture : « page 49 » ! Ça me faisait rire : « quatrième de couverture » ! À partir du moment où ça me fait rire, je ne change plus le texte. J’espère que le lecteur va aller vérifier dans son exemplaire de Mrs Dalloway. S’il n’y va pas, ce n’est pas grave. J’aime bien l’idée d’une histoire de l’humanité qui s’inscrit à travers les livres. Je n’ai pas choisi « Mrs Dalloway » par hasard. Dans Rapport sur moi, j’avais parlé de L’Odysséed’Homère. Evidemment l’Odyssée, c’est aussi Joyce et, évidemment, Joyce conduit à Mrs Dalloway en miroir. Il était donc plaisant de faire ce prolongement-là. De dire au lecteur: « Allez-y voir ! » Les livres se répondent les uns les autres et les écrivains ont un rôle de passeur. En outre, ;toute cette histoire de L’Invité mystère a eu lieu ! Les photocopies des documents sont aussi là pour témoigner que ce n’est pas de l’imagination. Il était important de voir la page du Monde : « Regardez, les éléments de la fiction sont dans le réel ! » CQFD.

Quelle place accordez-vous à votre lecteur lorsque vous écrivez ?

C’est vaniteux, mais je pense qu’il faut lire quatre fois Rapport sur moi. Une première fois pour se dire : « Ouah ! quelle drôle de vie ce type a eue ! » Une deuxième fois pour se dire : « OK, c’est sa famille, mais bon, j'aimoi aussi une histoire et c'est drôle comme ce texte m'ouvre des pistes pour considérer ma propre existence sous un autre angle». Ainsi, des lecteurs ont pu me dire qu'après avoir lu mon livre, ils avaient commencé leur propre Rapport… Génial ! Enfin, à la troisième et quatrième lecture apparaissent plein d'autres motifs qui sont dans le texte, de manière moins spectaculaire mais qui sont pour moi très importants. Par exemple, le texte porte en lui des éléments de critique sociale que masquent les événements spectaculaires que je raconte. Il y a plein de passages dans le livre qui ne cherchent pas à parler à la sensibilité du lecteur, mais à son intelligence. Ce sont ces passages qui justifient aussi le livre, autant que l’histoire que j’ai racontée. Car finalement, à quel titre raconter ma famille, ma mère, mon frère, « mes frères et mes soeurs » ?! Cela n’aurait eu pour moi aucun sens sans l’idée, disons politique, que je me fais de l’acte d’écrire. Je pense qu’un essai n’est plus aujourd’hui en mesure de toucher qui que ce soit. Il faut en passer par la narration pour se faire entendre. Mon livre est ainsi une sorte de cheval de Troie. Après, les gens ont vu ou n'ont pas vu tout ce que j'ai mis dans ce livre. Cela ne m’appartient pas, mais moi, j'ai l'impression d'avoir fait mon boulot.


Pouvez-vous nous expliquer le titre Rapport sur moi ?

J’ai une anecdote très drôle. Le Rapport venait de sortir, j’étais invité à la foire de Pau, je crois. Dans une halle à bestiaux, personne ne me connaissait. Il y avait un stand ; c’était tout simplement humiliant d’un bout à l’autre… Les gens passaient et ils étaient gênés de ne pas s’arrêter devant l’écrivain qui est là, qui tapine. Alors ils prenaient le livre, ils lisaient le titre, et au moment où ils lisaient Rapport sur moi, je sentais qu’ils pensaient : « Ah ! mais ça parle de moi alors. » Il y a en effet une manière de le lire ainsi. Puis ils retournaient le livre, lisaient la quatrième de couverture, me regardaient, moi, là, assis : « Ah ! mais ce n’est pas « moi », c’est lui. » Et ils reposaient le livre. Mais pendant une fraction de seconde, ils avaient conscience de ce que j’ai fait. Le « moi » du Rapport, ce n'est pas seulement celui de Grégoire Bouillier. C’est le moi de tout un chacun à qui j’ai essayé de m’adresser, au-delà de ma petite vie personnelle. De donner une méthode pour en faire quelque chose. Sinon, pour le titre lui-même, il faut savoir que Rapport, cela veut dire « action de raconter ce que l’on a vu, ce que l’on a entendu ». Dans mon esprit, c'est tout de suite devenu une sorte de programme, un acte de foi littéraire. Tout ce que j’écris,ce ne sont finalement que des « rapports ». Mon idée, c’est que cela constitue une sorte de genre littéraire à part entière, au même titre que le roman, l'essai, etc. C'est un truc que j'ai inventé car je ne me reconnaissais pas du tout dans les cases littéraires telles qu'elles existent. J'avais besoin d'inventer un espace qui soit le mien et que je puisse occuper en toute liberté.


Avez-vous un "truc" qui vous guide, vous aide lorsque vous écrivez ?

Je pense que j’ai un bon lecteur en moi. Et je fais vraiment confiance à ce lecteur. Il y a celui qui écrit et puis il y a quelqu’un en moi qui, très vite, vient dire : « Là, je commence à m’ennuyer, là, je vais pleurer, fais moi rire. » Évidemment, ça n’est pas aussi clair que ça ! Mais l’impératif est de ne pas s’ennuyer et l’hétérogénéité est un des moyens pour ne pas s’ennuyer. Mais ce lecteur est totalement virtuel, il est celui qui a lu des livres pendant des années et qui me met au défi d'écrire quelque chose qu'il n'a pas encore déjà lu. Attention, mon lecteur n'est pas un public. Il a la prétention un peu folle de n’appartenir à aucune classe sociale, de ne pas penser qu’un bon livre, c’est un sujet (genre « je me suis fait violer dans la cave de mon immeuble ») ou que c'est un style que l'on reconnaît, peu importe le sujet ; non, lui, il veut qu'un livre soit à la fois un sujet et un style. Il n’a pas besoin d’argument social, il veut juste que ce soit un livre qui ne le prenne pas pour un imbécile, ne lui raconte pas d’histoires, si vous voulez. Il a envie qu’un livre parle à toutes les facettes de sa personnalité. A son intelligence comme à sa sensibilité. Voilà son cahier des charges. Ce lecteur cautionne ou pas. Je ne sais même pas si c’est un homme ou une femme, mais ce n’est évidemment pas un public, je ne voudrais pas qu’il y ait de méprise là-dessus. Dans ce senslà, j’écris pour l’autre mais pas pour les autres. Pourtant, j'ai le souci de rester extrêmement compréhensible. Je n’aime pas du tout l’hermétisme en littérature ; d’ailleurs, mon lecteur ne me le pardonnerait pas. Je pense que c’est un souci social, de par mon milieu. Je ne méprise pas le lecteur, je ne m’adresse pas à des gens qui font de la littérature une spécialité élitiste ou un clientélisme. J’essaie d’apporter le mieux que je peux à des gens qui peuvent être n’importe qui.


Pouvez-vous nous parler de votre découverte d'Allia, votre maison d'édition ?

L’éditeur n’est pas le premier lecteur. J’y tiens parce que les occasions dans la vie d’être fier de soi sont rares. Je pense qu’on est tous plus ou moins humiliés, plus ou moins incapables d’accéder à ce dont on rêvait. Or, quand j’ai terminé le Rapport, j’étais fier de moi. C’est un ;sentiment incroyablement précieux. J’ai eu ;beaucoup de chance parce que l’histoire avec ;Gérard Berréby et Allia a démarré par un article de moi dans Le Monde sur le livre de Michel Bounan L’art de Céline et son temps, publié par Allia. ;Je me suis retrouvé à faire la page d’ouverture du ; supplément poche du Monde des Livres. Or, il se trouve que cet article a fortement déplu à la hiérarchie du Monde, au point qu’on m’a fait savoir qu’il n’était plus question que j’écrive désormais quoi que ce soit pour eux. Mais en même temps, ce papier a eu un écho tel que le livre a été épuisé dans les quinze jours. Berréby a donc appelé Le Monde pour les remercier, et eux étaient du coup bien embêtés… Mais ils lui ont tout de même transmis mes coordonnées et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Et nous sommes devenus assez vite amis. A l’époque, j’écrivais de temps en temps dans des revues, mais je n’avais pas la prétention de publier. Et il n’était pas question pour moi de profiter du fait que je connaissais Bérreby pour tenter de me placer chez Allia. Cela m’aurait semblé indigne. Et à lui aussi, j'imagine. Mais un jour, Berréby m’appelle pour me dire qu’il a un projet de revue et qu’il a besoin de textes pour boucler son sommaire. Si jamais je pouvais lui donner un texte.... Je suis revenu trois jours plus tard avec une pile de papiers en vrac et en lui disant de piocher s’il trouvait quelque chose de valable. Il m’a rappelé deux jours plus tard : il était tombé sur un premier chapitre d’un texte intitulé Rapport sur moi et il m’a dit : « Si tu continues, c’est un livre. » Je me rappelle très bien ;que ça a été une sorte de défi. Je lui ai dit que si je continuais ce texte, j’irais beaucoup plus loin que ce qu’il imaginait. Il venait juste de publier Valérie Mréjen et je pense qu’il croyait faire un Valérie Mréjen bis. Or, j’avais beaucoup aimé le texte de Valérie, mais j’avais l’impression que je pouvais aller plus loin dans le genre. Bref, c’est comme ça que tout a démarré… Je n’ai donc pas eu à proposer mon manuscrit. Et je l’ai pensé tout de suite comme un livre. Ce n’est pas un texte que j’ai écrit pour moi, dans mon coin, et dont j’aurais ensuite cherché à me débarrasser chez un éditeur. Dès le départ, j’ai su que j’avais dix scènes à écrire, leurs articulations… En neuf mois, c’était plié. Et quand j’ai livré mon texte à Bérreby, je savais que j’avais réussi mon pari. Gérard a d’abord voulu arrêter le texte beaucoup plus tôt. Je lui ai dit qu’il n’en était pas question, que c’était une erreur. Cela a été notre seule divergence. Puis il y a eu un travail plus minutieux où il m’indiquait des longueurs, etc… Un vrai boulot d’éditeur ! J’ai pris en compte certaines de ses remarques, j’en ai laissé tomber d’autres. Mais tout s’est passé dans une sorte de grâce, oui, toute cette histoire du Rapport a été de bout en bout un moment de grâce, une aventure joyeuse avec Allia. Il faut se souvenir qu’on était en 2002 et que c’était alors la vogue de l’autofiction. Et voici qu’un parfait inconnu écrivait un Rapport sur lui, un récit purement biographique. Fallait oser prendre le risque pour un éditeur. Surtout qu’à l’époque, Allia n’avait pas encore la culture du roman contemporain comme il l’a aujourd’hui. Nous étions tous les deux novices dans cette expérience. Et nous avons autant appris l’un que l’autre dans cet échange. Pour ce qui est de L’Invité mystère, les choses se sont passées différemment. J’envoyais à Bérreby un chapitre toutes les semaines et lui me répondait : « C’est bon, continue ». Ça s’est faittrès vite. Il n’a pas touché une seule ligne. D’ailleurs, je pense que l’écrivain doit être en avance sur l’éditeur. C’est un minimum. C’est lui qui doit avoir les clefs du projet en main. Selon moi, c’est la condition pour que l’échange avec l’éditeur soit réellement intéressant. L’important étant que l’écrivain et l’éditeur soient sur la même longueur d’ondes. Qu’ils le soient intuitivement. Et je dois dire qu’avec Bérreby, nous partageons une espèce de vision du monde, des relations humaines et de la liberté qui nous est commune. A partir de là, tout devient facile.


Vous sentez-vous proches de certains de vos contemporains ?

Enfant, j’avais un fort désir de trouver une communauté de gens avec qui je pourrais m’entendre. C’est aussi bête que ça. Et je pensais que la communauté des artistes, notamment des écrivains puisque j’avais accès à leurs livres et que ceux-ci me faisaient rêver, représentait une sorte d’idéal. Il se trouve que j’ai dû déchanter. J’entretiens donc très peu de relations avec ce milieu, car je n’arrive pas à partager ses envies, ses ambitions, ses connivences, etc. Pour ce qui est des publications, je ne sais pas comment on peut publier tous les ans. Cette régularité dans la production me semble suspecte. Je vois bien que bon nombre de gens écrivent pour faire partie de la société. J’ai plutôt de sentiment de vouloir écrire pour m’y soustraire. Pour proposer quelque chose d’autre en tous les cas. Peut-être ne suis-je pas assez intelligent ou brillant, peut être n’ai-je pas assez de force pour proposer tous les ans une vraie proposition littéraire. Pour l’instant, j’ai fait trois livres, petits, mais j’ai eu à chaque fois le sentiment de faire une vraie proposition littéraire. Et pour moi, c'est le plus important. Plus important que de sortir un livre pour simplement me donner l'illusion que j'existe.


Votre oeuvre témoigne de l'importance des livres dans votre vie. Lisez-vous encore beaucoup ?

J’ai passé beaucoup de temps à lire, jusqu’au jour où j’ai commencé à publier. Il me semble que c’est un phénomène assez normal. D’un seul coup, on est de l’autre côté de la barrière, on sait ce que c’est que d’avoir écrit un livre et on ne les regarde plus de la même manière. Plus concrètement, lorsque j’ai écrit le Rapport, je me suis dit exactement ce que Napoléon disait de Frédéric II : « il a mené ses batailles comme si personne avant lui n’avait jamais fait la guerre ». Quand j'ai commencé le Rapport, je me suis dit, sincèrement, que personne avant moi n’avait jamais raconté sa vie. Une exception : Fritz Zorn. Mars est le seul texte que j’avais un peu comme une boussole, mais à l’envers. Il s’est confronté réellement à la biographie. Il ne fait pas du sentiment, il fait de l’analyse. Et cette analyse est bouleversante. C’est un livre que j’ai adoré, le seul que j’avais comme horizon. Tout ce que j’avais pu lire était oublié. Évidemment, c’est ressorti à l’intérieur du texte. Mais je n’ai pas essayé de rivaliser. C’était génial, car j’ai éliminé tout ce que j’avais lu en me disant : il y a un objet, il y a moi et il n’y a rien entre moi et cet objet. Il faut juste que j’essaie de raconter ce que j’ai vu et entendu. Cela dit, j’ai de l’admiration et de la gratitude pour tous ceux qui ont écrit des livres importants à mes yeux. Récemment, j’ai lu La Route de Cormac McCarthy, et comment dire aux gens que c’est un livre qu’il faut avoir lu ?! Bravo à Mc Carthy ! Merci à lui. Merci de montrer une nouvelle facette des pouvoirs de la littérature. C’est réjouissant. Ce qui est étrange, c’est que les autres textes de McCarthy sont relativement banals, plutôt pas mal, mais pas du tout de l’ampleur de La Route. A quel lieu en lui-même Mc Carthy a-t-il eu soudain accès pour écrire ce livre ? Je ne sais pas. C’est un mystère. Un beau mystère.


Vous avez aussi pratiqué la peinture, est-ce toujours le cas ?

Comme je l'ai écrit dans Rapport sur moi, ça a été “cut” du jour au lendemain. D'abord parce que peindre, c'est une manière de vivre. On vit dans la peinture, on a les mains toujours dégueulasses, on sent la térébenthine tout le temps, etc. C’est quelque chose de très physique, de jubilatoire, qui est très proche de l’enfant qui patauge dans les flaques. Mais c’est un monde d’avant les mots et lorsque je peignais, j’avais en permanence le sentiment qu’il me manquait les mots, il me manquait le sens que donnent les mots aux choses. Dans l'écriture, je ne retrouve pas le geste, mais j'arrive à retrouver des choses qui sont de l'ordre de l'image. C'est une contrepartie nécessaire, je crois que je ne pourrais pas refaire de peinture.


Et le cinéma ?

Je déteste et j'adore le cinéma. Je n’ai pas besoin de voir des visages qui font quatre mètres sur quatre et qui m'écrasent. J'adore la télévision et j'ai beaucoup de mal avec le cinéma. J'ai découragé plusieurs réalisateurs qui voulaient faire des adaptations. Le texte du Rapport est presque impossible à adapter au cinéma. Car comment entrer dans l'intériorité ? Le cinéma peut la faire sentir, mais ne peut pas l’exprimer. Mais si quelqu'un veut le faire, qu'il le fasse ! Nicole Garcia m’avait sollicité et je lui ai dit qu'il était hors de question que je travaille à une adaptation cinématographique, ce qui l'a découragée tout de suite. En même temps, Michael Chirinian (le comédien) a parfaitement réussi à adapter le Rapport pour la scène. Je trouve son appropriation du texte très réussie et cela ne me gêne pas du tout de le voir incarner « Grégoire ». Cela me fait curieux, mais cela ne me gêne pas du tout. Car ce n’est pas mon travail. Mon travail, c’est lorsque j’écris. Après, tout le monde peut faire ce qu’il veut de mes livres. Ils appartiennent à ceux qui les aiment.


Dans L’Invité mystère vous indiquez le lien qui semble unir la trajectoire de la sonde Ulysse (qui s'approche et s'éloigne du soleil) et l'avenir de votre écriture. La sonde s'est arrêtée en 2008…

La sonde Ulysse ! Menacée d'être gelée, glacée, de finir dans le noir absolu. Elle n'a pas un destin très brillant, cette pauvre petite sonde ! Et vous savez, la Nasa a définitivement arrêtée sa mission cet été, en juillet… Est-ce à dire que moi-même pourrait m’arrêter aussi ? Oui, peut-être... Même si j'espère que non ! C’est que je vis depuis quatre ans avec une histoire que je n'arrive pas à saisir par l'écriture, et il va bien falloir que j'y arrive ! Et si je n'y arrive pas, hé bien, je pourrais toujours relire Le Feu-follet… Plus sérieusement, chaque événement vécu nous met au défi de pouvoir en parler et, pour l'instant, je ne parviens pas à être à la hauteur de cette histoire qui m’est arrivée. Entre temps, j'ai écrit Cap Canaveral, parce que cela apportait deux ou trois solutions aux problèmes que je me pose sur la manière de raconter cette histoire. Mais je ne suis pas sûr que cela tienne au-delà de trente, quarante pages. On verra bien.


Novembre 2008

Propos recueillis par Marie Omont