Elsa Osorio

Très beau texte de Juliette Keating sur le roman Luz ou les temps sauvages de l'écrivaine argentine Elsa Osorio, sur le blog de Médiapart.

Luz, lumière. Dar la luz, accoucher. Mais Luz est son prénom de ténèbres. Celui que lui ont donné ceux qui l'ont volée à sa naissance, un jour de novembre 1976 en Argentine. Il faudra vingt ans à cette enfant de disparue pour retrouver l'origine de son existence et découvrir, avec son identité vraie, l'histoire terrible de sa mère dans un pays livré à la dictature. Vingt ans : l'âge de faire la lumière sur sa vie.

Elsa Osorio place au centre de ce roman des «temps sauvages» où les militaires s'emparaient des bébés des «subversives» qui accouchaient en détention avant d'être éliminées, la quête infatigable des proches des disparus, Mères et Grand-Mères de la place de Mai, enfants à la recherche de leurs parents biologiques. Luz raconte à son pèreretrouvé, réfugié en Espagne, ce qu'elle sait de son histoire, ce dont elle se souvient,mais aussi ce qu'elle a appris depuis que le doute l'a saisi puis qu'elle s'est convaincue, avant même d'en avoir la preuve certaine, d'être l'une des cinq cents enfants enlevés parce que leurs parents voulaient une vie meilleure, une société juste. Liliana, la mère de Luz était l'une de ces jeunes femmes qui refusaient d'accepter, l'une de ces opposants au régime de la junte dont Videla dissimulait les crimes derrière son apparence lisse, qui furent torturés puis liquidés par dizaine de milliers.

 

Marine Jubin, Anne Delaplace, Elsa Osorio, Stéphanie Perrin, à la librairie l'Imagigraphe, Paris le 31 janvier 2018 © Gilles WalusinskiMarine Jubin, Anne Delaplace, Elsa Osorio, Stéphanie Perrin, à la librairie l'Imagigraphe, Paris le 31 janvier 2018 © Gilles Walusinski

 

En arrachant les nouveaux-nés des bras des mères, puis en supprimant ses dernières, en offrant les nourrissons, tels de petits chiots, aux familles de militaires en mal d'enfant, la dictature corrompt le lien le plus fondamental, celui de l'individu avec ses origines. Mariana, la fausse mère de Luz, est la fille d'un général très haut placé dont les mains couvertes de sang furent lavées après la chute du régime par la loi dite «de l'obéissance due». Indéfectible admiratrice de son père, Mariana est obsédée par la bonne éducation qu'il lui revient donner à Luz, et s'emporte contre son mari Eduardo : «Quand tu lui as demandé dans la voiture pourquoi elle ne laissait pas chacun libre de penser et de sentir à sa guise, elle est devenue furieuse : alors c'est comme ça que tu veux élever Luz, en lui disant que chacun est libre de penser ce qu'il veut, et si demain elle devient guerillera ou droguée... Et là a commencé cette salade de drogué-guerillero-homosexuel qu'elle place du côté des "méchants", tandis que de l'autre se trouvent les "bons", son papa, par exemple.» Mariana ne comprend pas le comportement, qu'elle juge déplacé, de la fillette, son goût pour la danse un peu folle, son sens de l'égalité, sa manière de parler avec tout le monde : «c'est génétique», dit-elle, faisant ainsi un raccourci saisissant de l'engagement politique au biologique.

La narration polyphonique de ce roman aigu et palpitant, permet d'appréhender l'épaisseur du mensonge construit, raconté, perpétué par la dictature, et qui touche toutes les couches de la société. Les récits portés par différents personnages : la reine de beauté stérile qui voulait un enfant, la jeune maman dont on remplace à son insu le garçon mort-né par une fille en pleine santé, le père malheureux qui se soumet à la volonté de son beau-père qu'il craint («Quelle sorte de père peut donc être un père qui ment dès le premier jour? Il tire sur sa cigarette et se sent sale. Le moins qu'il puisse faire est de chercher à savoir qui est la mère. Et un jour, il verrait bien, ils décideraient avec Mariana, il dirait tout à Luz.»), et Luz qui devine assez vite qu'on lui cache quelque chose la concernant de près, témoignent de la complexité des situations familiales créées par cette falsification d'Etat, de la violence des rapports que le mensonge engendre, de la menace qui pèse sur tous ceux et celles qui voudraient le révéler, et de «la terreur de ces temps sauvages» qui persiste encore, des années après, quand l'Argentine est en transition démocratique.

Il n'est pas si facile de savoir et de comprendre ce qui est en train de se passer au moment même, de se départir du sens commun qui rend les crimes impensables pour ceux dont les enfants seront pourtant les premières victimes du régime («l'armée de San Martin ne va pas maltraiter une femme enceinte, disait son père avec une conviction ancrée en lui par une tradition si étrangère à celle de ces temps sauvages»), de briser le mensonge de la propagande et le confort complice de ceux et celles que le régime protège au prix de la vie des autres. Il faut toute la force de conviction d'un ancien amour pour bouleverser la conscience d'Eduardo "qui ne savait pas" : «Tu penses que ceux qui militaient, ou qui avaient simplement des idées différentes des tiennes, méritaient qu'on leur mette le corps en bouillie, qu'on les humilie, qu'on les assassine, ou qu'on les brise idéologiquement en les obligeant à une trahison douloureuse?» lui demande Dolores dont la sœur a été assassinée.

L'Histoire place quelquefois les individus face à des accommodements inacceptables qui sont de vraies compromissions et dans l'acceptation passive d'un pragmatisme politique,faux-nez d'un gouvernement des assassins. Luz ou le temps sauvage, n'est pas seulement un roman poignant, convoquant une période intolérable de l'histoire de l'Argentine, c'est aussi un appel à la vigilance.