L'abécédaire culturel de Karim Miské

Karim Miské par Jean-Luc Bertini
Karim Miské par Jean-Luc Bertini

Toutes les citations sont extraites de Arab Jazz, Éditions du Seuil, collection Points.

 

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A

A comme acteurs

Pour les fantasmes, de toute façon, il y a les acteurs, Irfan Khan, Tony Leung ou Charles Berling…

– Ou Javier Bardem…

Les mots ont franchi en un souffle léger les lèvres charnues de Bintou.

– Ou Javier Bardem, oui… Nous avons chacun le ou les nôtres… Ils sont précieux. Mais les dieux ou les hommes-icônes c’est différent. En eux s’abolissent les désirs. En eux, nous trouvons la paix. P. 293

Lorsque, l’été de ses treize ans, il lui a acheté son premier Horace McCoy, M. Paul appartenait déjà à la catégorie troisième âge ; aujourd’hui, c’est autre chose. Il semble dans l’autre monde, avec un petit côté Clint Eastwood ou Morgan Freeman. P. 184  

 

B


B comme Charles Baudelaire
Ahmed aime la poésie, pourtant il n’en connaît plus que des bribes qui lui reviennent fugitivement telles des bulles à la surface de l’âme. Souvent les vers arrivent seuls, sans auteur ni titre. Ici, ça lui évoque Baudelaire, une histoire d’étranger, de liberté, un truc anglais. C’était son auteur préféré, Baudelaire, à l’époque avec Van Gogh et Artaud. Et puis il y avait eu Debord. Et puis il avait cessé de lire. Enfin presque. P. 9


B comme Booba

« Chaque fois qu’on passe devant ton block

Dis-moi pourquoi tu louches ?

Tu parl’ras moins avec un Glock dans la bouche ! » 

P. 7, p. 202


C

C comme polar commercial

Aujourd’hui il achète Le Parisien les matins où il descend. Et quantité de polars industriels anglo-américains : Connely, Cornwell, Cobain. À de rares exceptions près, les noms se mélangent dans sa tête, il a le sentiment de lire le même roman. Et c’est cela qu’il recherche. S’oublier en absorbant l’entièreté du monde, dans un récit ininterrompu écrit par d’autres. P. 9

 

C comme Cinéma

Il vogue à dix mille pieds sur Thaï Airways, fasciné par la programmation vidéo dont il est le héros unique et omniprésent. Canal 1 – comédies romantiques : Rachel et lui s’avancent l’un vers l’autre au ralenti. Il lui offre un bouquet de roses couleur parme, elle ses lèvres. Canal 2 – films noirs : vêtu d’un tench-coat sous la pluie froide de novembre, il s’engage, index sur la gâchette de son Glock, dans le tunnel de la porte des Lilas. Une Porsche semble l’attendre, arrêtée, feux de détresse allumés, sur la file de droite. Pris d’un mauvais pressentiment, il se cache dans un renforcement du mur. Une balle siffle à ses oreilles. Il arme et tire au jugé. Canal 3 – snuff movies : Sam est attaché à son fauteuil de coiffeur. Ahmed s’approche de lui, un sourire sadique aux lèvres. Bâillonné, l’autre le supplie du regard. L’air faussement désolé, Ahmed fait non de la tête et entreprend de le larder posément de coups de ciseaux. P. 227 

 

D

D comme Do the right thing

Jusqu’à cette fin d’après-midi mémorable et unique où elles étaient montées sur scène pour effectuer devant un public du quartier la chorégraphie qu’elles répétaient depuis des mois, inspirées sur le prologue de Do the right thing de Spike Lee. Cinq minutes d’énergie et de bonheur à l’état pur. P. 238


E

E comme Ellroy

– Et hier soir, que faisiez-vous? 

– Rien de particulier. J’ai lu puis je me suis couché. 

– Que lisiez-vous?

La question de Rachel les surprend tous. Y compris elle-même.

– Ma Part d’ombre, de James Ellroy. Vous connaissez ?

La jeune femme ne peut retenir un léger sourire.

– Oui... Je l’ai lu. C’est un livre étrange, qui cache autant qu’il semble révéler. Un livre pour faire la paix, après la tempête de White Jazz. P. 36

 

E comme Jean Eustache 

LA MAMAN ET LA PUTAIN C’est pas Eustache qui l’a inventé. Mais comment on fait pour s’en débarrasser ? Hein ? Comment on fait pour aimer, désirer, une femme qui désire. Une femme normale quoi ! P. 114


G

G comme Serge Gainsbourg

Ici, nulle présence humaine. Il se met à l’abri derrière un fourré, enfile les gants, extrait la gallabiyah du sac, l’asperge d’alcool, utilise le chiffon pour essuyer méticuleusement la bouteille avant de la jeter au milieu des détritus, craque une allumette. Voush…La bouffée de chaleur l’atteint en pleine face. Recul. Quand la flamme est au plus fort, il roule en boule le sac de plastique et le jette au feu avec la boîte d’allumettes, le chiffon et les gants pour parachever son œuvre. Et pour le plaisir de gosse du frrr provoqué par l’incandescence du soufre et du fsshhh du plastique fondant. C’est Comics trip de Gainsbourg, l’odeur en sus. P. 29

 

C’est Gainsbourg maintenant :

Et tout là-haut, là-haut/Et tout là-haut là-haut/

Venue d’Amérique, y aurait d’la musique/Car pour les

pin-up il faut des pick-up,/Faut pour les soulever, pour

les envoyer/Là-haut, là-haut, là-haut,/Tout là-haut,

là-haut,/Des disques longue durée/Haute-fidélité,

haute-fidélité, haute-fidélité, haute-fidélité  p. 53

 

G comme Jean-Luc Godard

« Tout va bien », comme disait Godard. Là-dessus je n’ai rien à dire : Kupferstein et vous saurez quoi faire et comment. P. 151

 

H

H comme Dashiell Hammett

Sur le point de sortir de sa rêverie douce-amère, Rachel jette un regard à Jean, qui semble encore plus absent que d’habitude, plongé qu’il est dans l’univers des romans noirs, la tête penchée pour pouvoir lire les titres. Le flic breton n’a jamais vu une telle collection. Lui reviennent ses nuits passées à lire et relire, lampe de poche orange sous les draps, Chase d’abord, puis Horace McCoy, Chandler, Hammett surtout. Normal, pour un fils de communiste de Saint-Pol-de-Léon. Whisky et lutte des classes. Toute sa culture familiale. 

P. 34-35


J

J comme Jazz

Ça y est, il fait partie du polar. Ne lui reste qu’à écouter du jazz pour communiquer avec les mânes des ancêtres de chez Pinkerton. S’il s’en sort, promis, il écrira un bouquin. Ça s’appellera Arab Jazz. Hé hé. Merde, qu’est-ce qui m’arrive ? Je retrouve le sens de l’humour. P. 39

 

K

K comme Kurosawa 

Depuis six mois, Hamelot et Kupferstein travaillent ensemble. Une idée de Mercator, il pensait qu’avec leurs profils d’intellos cinéphiles ils seraient bien assortis. Non contents de posséder une licence en droit comme les autres lieutenants, ils ont tous deux entamé une thèse. En cinéma, à l’université Paris-XIII, pour Jean Hamelot : « Hammett scénariste », en sociologie, à Paris-VII, pour Rachel Kupferstein : « Tony Montana, (anti-)héros des cités, monographie réalisée à la Pierre-Collinet, Meaux, soixante-dix-sept cent. » […] Volonté d’action, pimentée d’un zeste de fascination quasi érotique pour la beauté pure de la force chez Rachel, qui s’identifie plus aux samouraïs des films de Kurosawa qu’au Bogart du Faucon Maltais.
P. 47


L

L comme John Lydon

Stained glass windows keep the cold outside/While

the hypocrites hide inside/With the lies of statues in

their minds/Where the Christian religion made them 

blind/Where they hide/And pray to the God of a bitch

spelled backwards il dog/Not for one once race, one creed, 

one world/But for money/effective/Absuuurd 

 

Toujours assis, Ahmed fredonne la ligne de basse. Toudoudoudou doudou, toudoudoudou doudou, puis la guitare qui ne vous lâche pas. Tananana nananana tananana nananana, tananana nananana tananana nananana. Il est dedans, comme en troisième quand il a découvert PIL avec ce morceau, peu après avoir entendu Sympathy for the Devil pour la première fois. Après, sûr que pour les conneries de Moktar, il est vacciné. Il s’est levé, maintenant, et chante à tue-tête, corps et voix désarticulés :

 

This is religion/There’s a liar on the altar/The ser-

mon never falter/This is religion/This is religion/Your

religion/And il’s all falling to bits gloriously. » 

P. 125-126

 

M

M comme Patrick Manchette

De temps en temps, le libraire ajoute un ouvrage à la pile sans rien dire. Ellroy, Tosches, un Manchette inédit. Ahmed cligne très légèrement des yeux. Reconnaissant envers son fournisseur de ne pas le laisser sombrer totalement. De ces auteurs, il se souvient. P. 10

 

N

N comme La Nuit du chasseur

– Ah oui, un autre détail avant de vous quitter. La mère était quelconque et aigrie, mais le père avait une vraie beauté. Un peu comme Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur, vous voyez ? P. 111

 

O

O comme George Orwell

À la crèche, à l’école maternelle, on va examiner le comportement des enfants pour détecter les éléments potentiellement antisociaux. Dans un premier temps, on leur proposera un traitement à l’américaine, tu sais, la psychiatrie comportementale. Et si ça ne suffit pas, on les mettra sous Ritaline. Je n’invente rien, c’est passé dans le Journal officiel, euh, je veux dire dans Le Monde. Tu te souviens, en seconde, on avait étudié 1984. Eh bien ça y est, on vit dedans ! P. 49

 

P

P comme Pier Paolo Pasolini


Yeux écarquillés. L’horreur. Pas l’atroce au second degré des bandes dessinées de bondage japonaises. Juste le fond de l’âme humaine. Dante, Pasolini. P. 202

 

P comme Play list

Pissing in a River – Patti Smith

It’s Magic – Dinah Washington

La femme des uns sous le corps des autres – Serge Gainsbourg

Glory Box – Portishead

Sidiki – Les Ambassadeurs internationaux

Dil Cheez – Bally Sagoo

Religion – Public Image Limited

Sympathy for the Devil – The Rolling Stones

J’ai rencontré l’homme de ma vie – Diane Dufresne

Melody – Serge Gainsbourg

Ouais ouais – Booba  

P. 327

 

P comme Portishead

So don’t you stop, being a man/Just take a little look

from ours ide when you can/Sow a little tenderness/No

matter if you cry/Give me a reason to love you/Give me

a reason to be ee, a woman/ I just wanna be a woman

 

La chanson s’interrompt brutalement au milieu d’un dernier riff. Ahmed ouvre les yeux, les inflexions sauvagement contrôlées de Beth Gibbons samplées dans les neurones. Il a toujours été amoureux de cette voix. Glory Box était pour lui la bande-son du désir. 

P. 53-54


R

R comme Alina Reyes

Au moment où elle se retourne pour rejoindre son scooter, son regard tombe sur un ouvrage différent des autres : Le Boucher d’Alina Reyes. Pendant le reste du parcours, ça tourne dans sa tête : le visage repoussant du broc’, les images pornos et Le Boucher... Le boucher, le boucher... P. 109

 

S

S comme Sade

Quand il pense à son père, c’est cela qu’il voit : un homme a aimé une femme et l’a payé dans sa chair jusqu’à mourir de douleur. Toutes les morts possibles, il se les est projetées en continu dans sa tête. Tous les supplices. Baignoire, perroquet, gégène, fer rouge. Plus ceux lus dans Sade et la photo fétiche de Georges Bataille du Chinois dépecé vif au regard extatique. L’intérieur de sa tête, c’est cela : cris et chairs écartelées. Des images. P. 89

 

S comme Patti Smith

Et puis la mémoire se perdait. À trois heures du matin, Jean faisait une réussite sur l’ordinateur. Assise en retrait, Rachel écoutait Pissing in a River de Patti Smith sur son iPod nano rose.  P. 22

 

S comme 75-Zorro-19

Rachel s’efforce de ne pas avoir l’air trop dégoûté en insérant les écouteurs à la propreté douteuse dans ses oreilles. Une boîte à rythme minimaliste démarre, rejointe par un riff de guitare piqué chez Prince, elle le jurerait, et une voix un peu à la Kool Shen qui attaque :

 

La vie d’un rebeu, la vie d’un renoi,/Ça vaut pas

cher, mon frère, ici-bas/Chaque jour, wallah ! La

société se venge de ceux qu’elle a mis tout en bas/Tirés

comme des lapins, étouffés dans nos draps/Tel est notre

sort de parias/Comme si les colonies n’avaient jamais

fini/Comme si nos vies mêmes étaient un oubli/Mais

nous sommes ici, nous sommes même d’ici/ Un indicible

ici, une ombre, un non-dit.

 

Un break avec une ligne de basse bien lourde, à la AC/DC, et c’est une nouvelle voix qui reprend, plus rauque, plus violente, Rachel enlève un écouteur et lance un coup d’œil interrogatif à Jean qui articule « Mourad ».

 

Alors du fond du puits, je viens lancer ce cri/Le

piège on est né d’dans, la peur on l’a tétée/ Mainte-

nant rien à perdre, on peut tout faire péter/ Nos pères

rasaient les murs, attendant le coup de fusil/ L’Arabe 

était l’ennemi, remember l’Algérie/Aujourd’hui c’est

le Noir, l’élément dangereux/Le sauvage qui fait peur,

impossible à dompter/Avant-hier c’était le juif, du

savon pour aryens/Alors je n’oublie rien, le mort en

sursis c’est mon cousin/ Noirs contre juifs, Arabes 

contre kahlouches/On se bouffe, on se nique à coups

de beignes sur la bouche. […]

 

Ça suffit, c’en est trop, ne te trompe pas d’ennemi/

L’unité je te dis, c’est notre assurance-vie/Ce système

est bien prompt à changer de victime/Une seule chose

l’intéresse : te charger de son crime/T’enfermer dans

une case, au milieu de la cible/Allant pour ça jusqu’à

invoquer la Bible/Qu’est-ce que je demande ? que nos

vies aient un prix/Sans haine, je suis, oui, et je vous

le redis/N’espérez tout de même pas acheter notre

silence/Pour une pièce de cinquante centimes dorée

sur tranche.  P. 174-175

 

S comme Star Wars

C’est cela qu’elle ne supporte pas chez Meyer, il la force à regarder du côté le plus sombre. Face à lui, elle ne peut oublier que les flics, ce n’est pas seulement Luke Skywalker, mais aussi Dark Vador. Dans les tréfonds, une part d’elle-même, douloureuse à accepter, lui souffle que mal et bien mêlés constituent sa substance même. P. 91-92

 

W

W comme Wong Kar Waï

Ç a lui rappelle quelque chose. Un vieux film de Wong Kar Waï. Oui, c’est ça, Fallen Angels, les anges déchus. Un tueur à gages jeune et beau travaille pour une fille jeune et belle qui lui désigne les cibles et le paye. Jamais ils ne se touchent, pourtant elle ne pense qu’à lui. Une scène au montage parallèle les montre chacun seul sur son lit une place, tourmentés par le désir, la jeune femme se caressant au travers des vêtements. Se donnant le seul plaisir possible. Qui jouait l’homme ? Son visage reste imprécis, vague. Alors elle ramène au premier plan celui de Tony Leung dans L’Amant. P. 112 

 

Jusqu’au bout, elle garde le visage de Tony Leung devant elle, totalement pur. L’image très dense et ralentie dans la rue moite de In the Mood for love. Elle s’abolit en lui. C’est à ça que servent les vraies stars de cinéma. Après la jouissance, Rachel flotte, se garde au seuil de l’endormissement. Une pensée apparaît : Ahmed fantasme-t-il sur Maggie Cheung ? 
P. 113

 

W comme Dinah Washington

Lors de son dernier voyage, elle lui avait pour la première fois rapporté un cadeau : un minuscule iPod dans lequel elle avait enregistré ses disques préférés. Depuis trois mois, Ahmed n’y a pas touché. Il l’exhume, place les écouteurs dans ses oreilles et appuie sur play. Par chance, la batterie n’est pas entièrement déchargée. La voix chaude de Dinah Washington : It’s Magic. Tout au fond de lui s’ouvre une petite porte hermétiquement close depuis si longtemps qu’il ne se souvenait même plus de son existence. Celle des larmes. C’est magique, l’effet de cette voix, de cette musique. P. 39