Photo de Gilles Walusinski

C'est avec un plaisir particulier que les Filles du loir ont reçu Thomas Reverdy jeudi 11 octobre 2018. L'histoire entre l'auteur et l'association remonte, en effet, à 2004 date de naissance des FDL. L'écrivain était venu alors nous parler de son premier roman La montée des eaux paru aux Editions du Seuil. Et quatorze ans plus tard, Thomas Reverdy a l'extrême gentillesse de partager avec le public des FDL la sortie de son dernier opus L'hiver du mécontentement ( Flammarion).

 

A cette occasion, Juliette Keating propose un très bel article sur L'hiver du mécontement.

L’Hiver du mécontement

 

Thomas B Reverdy

 

Écrivain des contrées pas toujours lointaines mais marquées par les catastrophes historiques qui produisent nos ruines contemporaines, Thomas B. Reverdy a déjà entraîné ses lecteurs dans les décombres new-yorkais du onze septembre, à la recherche des évaporés de Fukushima, à travers Détroit dévasté par la fermeture des usines automobiles. C’est à Londres qu’il situe son dernier roman, L’Hiver du mécontentement, au seuil des années 80 et de l’écrasement des peuples par la doxa néolibérale. Écrivain voyageur dans le temps et l’espace, donc, mais de cette manière qui lui est particulière : en désossant, comme dans un laboratoire, la mécanique implacable des forces économico-politiques telles qu’elles s’abattent sur les gens ordinaires. Candice fait du vélo et du théâtre. L’un, en tant que coursière, pour gagner sa vie, l’autre, comme comédienne, pour la vivre.

 

Elle est jeune, le même âge que les musiciens défoncés des groupes de musique punk ou rock qu’elle affectionne : vingt ans, un âge « où tout n’est encore que promesses - ou menaces. » Candice est le sujet test du laboratoire de Thomas B. Reverdy, un concentré de tous les déterminismes ligotant les enfants des milieux populaires de l’Angleterre de la fin des années 70 dans un destin tout tracé fait de petits boulots mal payés et de vie de couple où l’on va les « dimanches chez les beaux-parents manger le mouton en ragoût. » Père au chômage et grande gueule alcoolique qui cogne, mère tétanisée dans sa cuisine par toutes les violences, pas seulement maritales, qu’elle doit affronter, sœur geignarde et vite usée comme sa mère à laquelle elle ressemble tant : « le même genre de vie, le même genre de bonhomme, deux enfants elle aussi, des responsabilités et mal au dos, mal aux reins, les jambes lourdes, la migraine, des jupes longues, un manteau boutonné jusqu’en haut, une mise en plis et des goûts jaunes et marrons en matière de décoration. » De ce tableau peu inspirant d’une existence insipide faite de dèche permanente, de misère affective et de néant culturel, Candice chercher à s’échapper telle la souris du labyrinthe. C’est la mission que lui confie secrètement sa mère : « Sois libre, Candice, sois libre, et reviens me voir de temps en temps. »

Facile à dire. Les hommes et les femmes qui tissent les destins des mortels d’aujourd’hui sont aussi insatiables que les divinités des tragédies antiques. Thomas B. Reverdy décrit les pièces du puzzle qui s’emboîtent pour figurer la spectaculaire ascension d’une femme partie de rien et qui raflera tout. Quand tout se délite et que s’installe le chaos, le pouvoir abandonne les anciens vainqueurs et cherche en qui il peut à nouveau s’incarner, avec plus de force encore : « Le chaos, c’est quand tout devient possible. Personne n’est assez malin pour maîtriser ça, sauf peut-être le diable. » Le chaos, c’est quand tout un pays se bloque, que la panique envahit les palais des puissants incapables de faire face à la situation, quand le Labour, la gauche de gouvernement, laisse le pouvoir lui filer des mains et ouvre un boulevard à la répression économique et sociale que symbolisera pour l’Histoire Margaret Thatcher. Ainsi la colère ouvrière et les grandes grèves de l’hiver 78-79 profiteront à l’ennemi politique, à l’oppresseur, qui emportera la mise sur la promesse d’un « redressement » national. Malheur aux vaincus.

La politique n’est pas une tragédie antique mais un drame humain où la comédie s’en mêle. Candice et ses amies de la compagnie les « Shakespearettes », mettent en scène Richard III dont le premier vers sert de titre au roman. Pourquoi Candice aime-t-elle le théâtre ? Sans doute parce que son père l’ignore, et parce que, selon le grand homme de Stratford-upon-Avon, le monde entier est un théâtre dont nous ne sommes que les acteurs, alors autant jouer sur les planches les rôles qui nous sont interdits dans la vie. Les répétitions sont l’occasion de réflexions collectives sur le pouvoir, que Candice poursuit dans son petit studio, notant ses idées sur un cahier tandis que la musique à fond la caisse énerve les voisins et camoufle sa solitude. C’est bien entendu au théâtre que la rencontre se fera entre les filles des Shakespearettes et la future dame de fer, encore « nana coincée, avec sa bouche en cul de poule et sa voix perchée », son accent du peuple que des comédiens de la Royal Shakespeare Company lui apprennent à perdre pour gagner les élections. C’est au théâtre qu’aura lieu le face-à-face en miroir, entre Margaret Thatcher et Richard III, le tyran joué par Candice, en lequel la fille d’épicier qui a réussi à se hisser cheffe du parti conservateur veut bien voir la reine, mais refuse de se reconnaître elle-même, non, pas en ce « personnage détestable. »

La fuite. Comment sortir du labyrinthe ? Comment se tirer du chaos ? La drogue emporte une partie de la jeunesse qui ne voit pas d’autre possibilité d’évasion dans ce no future. Candice se débat puis s’arrête de pédaler. Elle attend que quelque chose se passe et elle regarde Jones. C’est le personnage le plus émouvant du roman de Thomas B. Reverdy qui lui consacre ses plus belles pages. Jones, le musicien qui aligne les petits boulots et vient d’être viré, encore, parce que « c’est la crise. » « Depuis son licenciement, Jones survit en jouant le jeudi, parfois le vendredi soir, dans une boîte de cocktails et de jazz, le Nightingale’s. La clientèle d’oiseaux de nuit qui hantent les lieux lui ressemble un peu. Certaines serveuses sont des amies. Le reste du temps Jones est chez lui. Il joue. Il joue comme un fou, toute la journée et souvent une bonne partie de la nuit. Il compose, dit-il. Ça ne nourrit pas son homme. » Il sait que, d’une manière ou d’une autre, il lui faudra partir, laissant (provisoirement?) Candice mener bataille et les lecteurs en manque d'une scène d'amour vrai.

 

Juliette Keating

Photos Gilles Walusinski