La Bibliothèque idéale de Frédéric Martin / Le Tripode

 

 

Pierre Michon, La Grande Beune

Verdier, 1996; rééd. Gallimard, coll. «Folio», 2006 (p. 44)

« La nuit tombait, les étoiles affûtées se clouaient là-haut. Les haches frappèrent plus mat dans

mon dos, l’arbre croula dans un fracas de porte de grange que le vent ouvre et claque. Les lumières

s’allumaient dans Castelnau. Il y avait encore sur la grande nuit une main de blanc pur à l’ouest. La

reine était au bas du pré, haut talonnée comme une grue, nue sous son falbala comme un poisson

qu’on écaille. Ses reins bougeaient. Je pensai à ce qui les avait bougés tout à l’heure davantage. Je

pensai à son enjouement, à sa cruelle élégance ; à l’orgueil d’être belle ; à la honte qui froissait sa

voix haut perchée ; à ce qu’était son cri. Je pensai qu’elle était la maman du petit Bernard. Les joncs

acérés caressaient ses chevilles, filaient son bas, coupaient. Cela me perchait au ventre. Sous l’ombre,

sous le manteau, sous la jupe, sous les nylons, les sequins, les perles et le trente et un, sous les ganses

et les fronces de la Milady, il y avait tout contre les bas nocturnes cette chair d’un jour éblouissant au

plus blanc de quoi j’imaginais, vingt fois répétée, assenée, reçue dans des bonds intenses et ponctuée

de sanglots, la lourde phrase sans réplique toujours redondante, toujours jubilante, suffocante, noire,

l’écriture absolue qu’elle portait au visage.»

 

Goliarda Sapienza, L’Art de la joie

1998 ; trad. de l’italien par Nathalie Castagné, Viviane Hamy, 2005 (Pockett, p. 425)

« Quiconque a connu l’aventure de doubler le cap des trente ans, sait combien il a été fatigant,

âpreet excitant d’escalader la montagne, qui des pentes de l’enfance monte jusqu’à la cime de la jeunesse, et combien a été rapide, comme une chute d’eau, un vol géométrique d’ailes dans la lumière,

quelques instants et… hier j’avais les joues fraîches des vingt ans, aujourd’hui – en une nuit ? les

trois doigts du temps m’ont effleurée, préavis du petit espace qui reste et de la perspective finale qui

attend inexorablement… Première mensongère terreur des trente ans.

Qu’avais-je fait ? Avais-je gaspillé mes jours ? Insuffisamment joui du soleil et de la mer ? Ce n’est

que par la suite, à l’âge d’or des cinquante ans, temps plein de force calomnié par les poètes et par

l’état civil, ce n’est que par la suite que l’on sait combien de richesse il y a dans les oasis sereines où

l’on se retrouve avec soi-même, seul. Mais cela vient plus tard. »

 

 

Giuseppe Ungaretti, Vie d’un homme (Poésie 1914-1970)

trad. de l’italien par Philippe Jaccottet, Gallimard, coll. Poésie, 2005, p. 234

« Cessez d’assassiner les morts,

Ne criez plus, soyez sans cri,

Si vous voulez les ouïr encore,

Si rester en vie est votre envie.

 

Ils ont à eux l’imperceptible murmure,

Ne font pas rumeur plus haute

Que la croissance de l’herbe

En liesse où ne passe nul homme. »

 

 

Georges Darien, Le Voleur

Stock, 1898 ; rééd. Le Seuil, coll. «L’École des lettres», 1994, p. 506

« Conclusion ? Je ne serai plus un voleur, c’est certain. Et encore ! Pour répondre de l’avenir, il

faudrait qu’il ne me fût pas possible d’interroger le passé… J’ai voulu vivre à ma guise, et je n’y

ai pas réussi souvent. J’ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; et même un

peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres.

L’existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour

ceux qui la gagnent. Que faire de son coeur ? que faire de son énergie ? que faire de sa force ? – et

que faire de ce manuscrit ?

En vérité, je n’en sais rien. Je ne veux pas l’emporter et je n’ai point le courage de le détruire. Je vais

le laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles de cambrioleur qui ne me serviront plus.

Oui, je vais le mettre là. On l’utilisera pour allumer le feu. Ou bien – qui sait ? peut-être qu’un

honnête homme d’écrivain, fourvoyé ici par mégarde, le trouvera, l’emportera, le publiera et se fera

une réputation avec. Dire qu’on est toujours volé par quelqu’un…Ah ! chienne de vie !... ».

 

 

Alfred Jarry, Le Surmâle

Éditions de la Revue Blanche, 1902 ; rééd. Éric Losfeld, coll. «Merdre», 1977, p. 21-22

« - L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment.

Tous tournèrent les yeux vers celui qui venait d’émettre une telle absurdité.

Les hôtes d’André Marcueil, au château de Lurance, en étaient arrivés, ce soir-là, à une conversation sur

l’amour, ce sujet paraissant, d’un accord unanime, le mieux choisi, d’autant qu’il y avait des dames, et

le plus propre à éviter, même en ce septembre mil neuf cent-vingt, de pénibles discussions sur l’Affaire.(...)

Aussi la phrase inattendue eut-elle les mêmes effets que ceux, mal analysés jusqu’à ce jour, d’une pierre

dans une mare à grenouilles : après un très court désarroi, un universel intérêt. »

 

 

Louis Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au

milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan, nouvelle version

Éditions Attila, coll. « Lupin », 2012, p. 293

« - Donne à ta mère un baiser d’adieu, me recommanda Sam.

Peine perdue. Je restai immobile. Même en faisant abstraction de ma phobie des vers parasites, si je

me penchais sur le corps de Rose, comment me redresser sans devoir me promettre solennellement

d’exiger, sous menace d’une scène éventuelle, qu’on la ressuscite ? Encore des problèmes. Machine

coeur-poumons, transfusion sanguine complète, pyrétothérapie et je ne sais quoi de plus. Tandis

que - selon les règles de mon «jeu» -, si je restais debout, je pourrais éventuellement me traîner à

l’hôpital en glissant un pied devant l’autre («moins de «résistance neurologique»...peut-être»). Mon

beau-père ferma l’oeil de ma mère. Geste senti par moi comme d’un certaine méchanceté.»

 

 

Raymond Roussel, Locus Solus

1914, Lemerre, 1914 ; rééd. Gallimard, coll. «L’Imaginaire», p. 9-10

« Ce jeudi de commençant avril, mon savant ami le maître Martial Canterel m’avait convié, avec

quelques autres de ses intimes, à visiter l’immense parc environnant sa belle villa de Montmorency.

Locus Solus – la propriété se nomme ainsi – est une calme retraite où Canterel aime poursuivre en

toute tranquillité d’esprit ses multiples et féconds travaux. En ce lieu solitaire il est suffisamment

à l’abri des agitations de Paris – et peut cependant gagner la capitale en un quart d’heure quand

ses recherches nécessitent quelque station dans telle bibliothèque spéciale ou quand arrive l’instant

de faire au monde scientifique, dans une conférence prodigieusement courue, telle communication

sensationnelle.

C’est à Locus Solus que Canterel passe presque toute l’année, entouré de disciples qui, pleins d’une

admiration passionnée pour ses continuelles découvertes, le secondent avec fanatisme dans l’accomplissement de son oeuvre. La villa contient plusieurs pièces luxueusement aménagées en laboratoires modèles qu’entretiennent de nombreux aides, et le maître consacre sa vie entière à la science, aplanissant d’emblée, avec sa grande fortune de célibataire exempt de charges, toutes difficultés matérielles suscitées au cours de son labeur acharné par les divers buts qu’il s’assigne.»

 

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d’un faune

1953 ; trad de l’allemand par Jean-Claude Hémery, Christian Bourgois, p. 45

« Que tous les écrivains saisissent à pleines mains les orties de la réalité. Qu’ils nous montrent tout :

la racine noire et visqueuse, la tige glauque et vipérine ; la fleur insolente, éclatante et détonante.

Quant aux critiques de ces éteignoirs, ces juges de touche, ces parasites de l’Esprit, qu’ils cessent

donc de donner des coups d’épingle aux poètes et qu’ils accouchent à leur tour de quelque production

< distinguée > : l’univers s’extasierait et crierait d’aise ! Rien d’étonnant à ce que la poésie,

comme toutes les belles, soit entourée d’eunuques. Mais il n’y a que les Maures pour apprécier vraiment

les taches du soleil (À l’intention de tous les critiques : emballez, c’est pesez !) .»

 

 

Francis Ponge, Le Carnet du bois de pins

Gallimard, 1942 ; rééd. in La Rage de l’expression, Gallimard, coll. «Poésie», 112-113

« J’ai relu les noms d’Apollinaire, Léon-Paul Fargue… et j’ai honte de l’académisme de ma vision :

manque de ravissement, manque d’originalité. Ne rien porter au jour que ce que je suis seul à dire.

– En ce qui concerne le bois de pins, je viens de relire mes notes. Peu de choses méritent d’être

retenues. – Ce qui importe chez moi, c’est le sérieux avec lequel j’approche de l’objet, et d’autre part

la très grande justesse de l’expression. Mais il faut que je me débarrasse d’une tendance à dire des

choses plates et conventionnelles. Ce n’est vraiment pas la peine d’écrire si c’est pour cela.»

 

 

Antoine Volodine, Le Port intérieur

Les Editions de Minuit, Collection « double »,1995, p.34

« Il se souvient mal de ses rêves.

Il ne communique avec personne, puisque Gloria

Vancouver et Machado sont morts.

Rien ne se passe. Il avance, il déambule dans la

Touffeur, sous le mépris inexprimé mais général de

La foule, il frôle le regard négateur de chacun des

Individus qui composent cette foule.

Il avance vers le zéro.»

 

 

Richard Morgiève, Un petit homme de dos

Editions Joëlle Losfeld, 1995, p.87

« Oui, désormais c’était dans nos coeurs qu’allaient se livrer un combat terrible à l’issue malheureusement

certaine et qui laisserait les survivants exsangues (et moi je suis un de ces survivants et j’écris

ce livre pour être comme si j’étais à côté d’elle et comme si j’étais à côté de lui, parce que je les aime

tous les jours un peu plus et que j’ai besoin de le dire et de l’écrire, et que ligne après ligne, page

après page, exorcisant le malheur en racontant leur belle histoire d’amour, je sens que je suis en train

de devenir l’écrivain que je rêvais d’être, et je crois que c’est un merveilleux cadeau que je me fais et

que je leur fais).»

 

 

Jack London, Le Vagabond des étoiles

Paru en 1915, Editions Phébus, 2000, p.29

« Bien souvent, au cours de mon existence, j’ai éprouvé une impression bizarre, comme si mon être

se dédoublait : d’autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d’autres temps ou d’autres lieux.

Ne proteste pas, toi, mon futur lecteur. Scrute plutôt toi-même ta conscience. Remonte en pensée

jusqu’à cette époque où ta personne physique et morale n’était pas encore constituée, où, élément

ductile, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le bouillonnement tumultueux

de ton être, ton identité se former. »

 

 

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers

Paru en 1869-1870, Le Livre de Poche, 2013, p.247

« La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé,

et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes.

À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter

toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur

influence s’éteint, leur puissance disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement

est l’indépendance ! Là je ne connais pas de maîtres ! Là je suis libre ! »

 

 

L’association Les Filles du loir tient à remercier chaleureusement :

Frédéric Martin pour sa participation active à la réussite de cette bibliothèque idéale,

la bibliothèque Marguerite Audoux et plus particulièrement Maria Courtade et Mathieu Brosseau,

Paris bibliothèques pour son soutien depuis 2008

et le public des lecteurs qui vient toujours plus nombreux aux rencontres littéraires.