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A
A comme l’atlas
Si la Bible fut le grand livre de mes années nippones, l’atlas fut la principale lecture de mes années pékinoises. J’avais faim de pays ? La clarté des cartes m’éblouissait. On me
surprenait dès six heures du matin couchée sur l’Eurasie, suivant du doigt les frontières, caressant l’archipel japonais avec nostalgie. La géographie me plongeait dans la poésie pure : je ne
connaissais rien de plus beau que ses déploiements d’espaces. Aucun État ne me résistait.
Biographie de la faim, page 66
B
B comme Charles Baudelaire
Si c’est la première fois de ma vie que j’ai l’impression de voyager, c’est sans doute à cause du prestige de cette destination : dans mon imaginaire, il n’y a pas plus lointain, plus «
hors du monde », comme dirait Baudelaire, que le Japon.
Attentat, page 126
B comme Paul Bowles
Le 9 janvier, je compris ce que signifiait l’expression « partir la mort dans l’âme ». Moi qui avais tant attendu ce départ, au point de chercher à l’anticiper, j’aurais tout donné pour
rester.
Ce n’était pas la première fois que je m’envolais au loin. Pourtant, on eût dit que c’était la première fois de ma vie que je partais. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation auparavant :
on m’arrachait les tripes, je crevais de peur sans savoir pourquoi. Paul Bowles écrit que le vrai voyageur est celui qui n’est pas sûr de revenir : sans doute était-ce mon premier véritable
voyage.
Attentat, pages 114-115
C
C comme Colette
Un soir, j’eus une révélation. Affalée sur le canapé, je lisais une nouvelle de Colette qui s’appelait « La cire verte ». Cette histoire ne racontait pour ainsi dire rien : une jeune fille
cachetait des lettres. Et pourtant ce récit me captivait, sans que je pusse l’expliquer. Au détour d’une phrase qui n’apportait guère d’informations supplémentaires, un phénomène incroyable se
produisit : un influx parcourut ma colonne vertébrale, ma peau se hérissa, et malgré une température ambiante de trente-huit degrés, j’eus la chair de poule. Sidérée, je relus la période qui
avait provoqué cette réaction tentant d’en déceler l’origine. Mais il n’était question que de cire en fusion, de sa texture, de son odeur : autant dire rien. Alors pourquoi cet émoi spectaculaire
? Je finis par trouver. Cette phrase était belle : ce qui s’était passé, c’était la beauté. […] Cette découverte équivalait pour moi à une révolution copernicienne. La lecture était, avec
l’alcool, l’essentiel de mes jours : désormais, elle serait la quête de cette beauté insoluble.
Biographie de la faim, pages 148-149
C comme Louis-Ferdinand Céline
Tenez, prenez un grand livre de beauté : Voyage au bout de la nuit. Comment ne pas être un autre après l’avoir lu ? Eh bien, la majorité des lecteurs réussissent
ce tour de force sans difficulté.
Hygiène de l’assassin, page 71
C comme Blaise Cendrars
Une heure plus tard : toujours rien. Il me semble que j’aurais dû au moins voir des rails : où est-il, ce fameux Transsibérien ? Au fond, je suis enchanté de cette situation ; les
littérateurs ont traité le jeune Cendrars de blagueur : La Prose du Transsibérien serait un pur fantasme d’adolescent, puisque cette fugue vers l’est n’aurait
jamais eu lieu. Et moi de leur rétorquer : évidemment, bananes à lunettes, que Cendrars n’a jamais emprunté le Transsibérien ! Et pour cause : ce train n’existe pas. Plutôt que de traiter le
poète de menteur, n’y a-t-il pas lieu de l’admirer, pour avoir écrit l’un des plus beaux textes du monde, consacré à une ligne de chemin de fer inexistante ?
Attentat, page 123
D
D comme Marguerite Duras
Dans le parc de la Paix, les amoureux se bécotaient sur les bancs publics. Je me rappelai soudain que je ne voyageais pas seule et me pliai à l’usage local. Quand ce fut fait, Rinri sortit
de sa poche le livre de Marguerite Duras. Je l’avais oublié. Lui ne pensait qu’à cela. Il me lut tout haut, du début à la fin, Hiroshima mon amour.
J’avais le sentiment qu’il récitait mon acte d’accusation et que je devais rendre compte de ce qui m’était reproché. Vu la longueur du texte et l’effet ralentissant de l’accent japonais,
j’eus le temps de préparer ma défense. Le plus dur fut de m’empêcher de rire quand il lut, irrité d’incompréhension : « Tu me tues, tu me fais du bien. » Il ne le disait pas comme Emmanuelle
Riva.
Ni d’Ève ni d’Adam, page 78
F
F comme Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda
Rinri m’emmena voir un vieux film de guerre, Tora tora tora. C’était une petite salle excentrique, le public n’était pas ordinaire. Il n’empêche que, pendant la
fameuse scène du bombardement de Pearl Harbour par l’armée nippone, la majorité des spectateurs applaudirent. Je demandai à Rinri pourquoi il avait voulu que je voie cela.
– C’est l’un des films de fiction les plus poétiques que je connaisse, me répondit-il le plus sérieusement du monde.
Je n’insistai pas. Ce garçon n’avait pas fini de me déboussoler.
Ni d’Ève ni d’Adam, page 124
G
G comme Goethe
On ne devrait jamais trop manger quand on se sent le vague à l’âme. Cela suscite des vertiges romantiques, des élans macabres, de lyriques désespoirs. Celui qui se sent sur le point de
sombrer dans l’élégie devrait jeûner pour conserver son esprit sec et austère. Avant d’écrire Les Souffrances du jeune Werther, combien de choucroutes garnies Goethe
avait-il dû avaler ?
Journal d’Hirondelle, page 81
G comme Patrick Guns
Le déclic fut une exposition de Patrick Guns intitulée My last Meals. Au premier regard, cela correspondait à l’idée que je me faisais de l’art contemporain : des
photos un peu moches avec des commentaires sans intérêt.
Et puis Sigrid m’expliqua.
Le Fait du prince, page 163
H
H comme Victor Hugo
Je décidai d’avoir des lectures au-dessus de mon âge. Je lusLes Misérables. J’adorai. Cosette persécutée par les Thénardier, c’était délectable. La poursuite de Jean
Valjean par Javert me fascinait. J’avais lu pour qu’on m’admire. Je lisais et je découvrais que j’admirais. Admirer était une activité exquise, cela donnait des picotements dans les mains et
facilitait la respiration.
La lecture était le lieu privilégié de l’admiration. Je me mis à lire beaucoup pour admirer souvent.
Biographie de la faim, page 123
H comme Patricia Highsmith
D’abord il faut des couilles. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes : la preuve c’est que certaines femmes en ont. Oh, très peu, mais elles existent : je pense à
Patricia Highsmith.
Hygiène de l’assassin, page 81
I
I comme Eugène Ionesco
« Ionesco est l’auteur qui m’était destiné », pensa l’adolescente. Elle en conçut un bonheur considérable, l’ivresse que seule peut procurer la découverte d’un livre aimé. Il peut arriver
qu’un premier coup de foudre littéraire déchaîne le goût de la lecture chez l’intéressé ; ce ne fut pas le cas de la jeune fille, qui n’ouvrit d’autres livres que pour se persuader de leur ennui.
Elle décida qu’elle ne lirait pas d’autres auteurs et s’enorgueillit du prestige d’une telle fidélité.
Le Robert des noms propres, page 153
J
J comme Alfred Jarry
Je me suis interrompu un long moment pour regarder par le hublot : il n’y avait rien à voir et c’était ça qui était intéressant. Rien d’intéressant à cela, nous survolons la Pologne. Alfred
Jarry écrit cette didascalie pour Ubu : « L’histoire se passe en Pologne, c’est-à-dire nulle part. » Comme j’aimerais vivre en Pologne !
Attentat, page 120
K
K comme Franz Kafka
Mon corps reprit une apparence normale. Je le haïs autant que l’on peut haïr.
Je lus La Métamorphose de Kafka en écarquillant les yeux : c’était mon histoire. L’être transformé en bête, objet d’effroi pour les siens et surtout pour
soi-même, son propre corps devenu l’inconnu, l’ennemi.
À l’exemple de Grégoire Samsa, je ne quittai plus ma chambre. J’avais trop peur du dégoût des gens, je redoutais qu’ils m’écrasent. Je vivais dans le fantasme le plus abject : j’avais
désormais le physique ordinaire d’une fille de seize ans, ce qui ne devait pas être la vision la plus térébrante de l’univers ; de l’intérieur, je me sentais cancrelat géant, je ne parvenais pas
plus à en sortir qu’à sortir.
Je ne savais plus dans quel pays j’étais. J’habitais la chambre que je partageais avec Juliette. Celle-ci se contentait d’y dormir. J’y étais installée à plein temps.
Biographie de la faim, page 176
L
L comme Simon Leys
Pendant quelques jours, nous logeâmes dans notre misérable appartement un monsieur qui ne souriait pas beaucoup. Il portait une barbe, ce que je croyais l’attribut du grand âge : en vérité
l’âge de mon père, qui parlait de lui avec l’admiration la plus haute. C’était Simon Leys. Papa s’occupait de ses problèmes de visa.
Si j’avais su combien son oeuvre allait être importante pour moi quinze ans plus tard, je l’aurai regardé différemment. Mais cette courte fréquentation fut l’occasion de découvrir, à
travers l’estime que mes parents lui témoignaient, cette information capitale : un individu qui écrit des livres beaux et percutants est vénérable entre tous.
Biographie de la faim, page 73
L comme Madame de La Fayette
– Oui, j’expurge. La Princesse de Clèves, par exemple : voilà un roman excellent mais beaucoup trop long. Je suppose que vous ne l’avez pas lu, alors je vous
recommande la version raccourcie par mes soins : un chef-d’oeuvre, une quintessence.
Hygiène de l’assassin, page 44
M
M comme Yukio Mishima
En amour comme en n’importe quoi, l’infrastructure est essentielle. En regardant par la baie vitrée de la caserne d’Ichigaya, je demandai à Rinri s’il aimait Mishima.
– C’est magnifique, dit-il.
– Tu m’étonnes. Des Européens m’ont affirmé que c’était un écrivain qui plaisait davantage aux étrangers.
– Les Japonais n’aiment pas beaucoup sa personnalité. Mais son oeuvre est sublime. Tes amis européens t’ont dit une chose bizarre, car c’est surtout en japonais que c’est beau. Ses phrases
sont de la musique. Comment traduire ça ?
Ni d’Ève ni d’Adam, page 53
M comme Henry de Montherlant
Habiter la chambre fut l’occasion de lire plus que jamais.
Je lus pour la première fois le roman que j’allais le plus relire – plus de cent fois –, Les Jeunes Filles de Montherlant. Cette lecture jubilatoire me confirma dans l’idée qu’il fallait
tout devenir, sauf une femme. J’étais sur la bonne voie, puisque j’étais un cancrelat.
Biographie de la faim, page 177
N
N comme de Gérard de Nerval
Marguerite fut généreuse en mercurochrome. Nervalien, je murmurai : « Mon front est rouge encor du baiser de la reine… » Je me souviens alors que le dernier mot de ce sonnet était « fée »
et je me tus, dans la peur absurde de dévoiler mon secret.
Attentat, page 18
O
O comme Nagisa Oshima
– Oui, L’Empire des sens, d’Oshima.
– La scène de strangulation est ratée. Moi qui m’y connais, je puis affirmer que ça ne se passe pas comme ça. D’abord, il y a comme un refus, de la part de tous les arts, d’admettre que les
assassinats sont des péripéties alertes et rapides. Hitchcock l’avait compris, lui.
Hygiène de l’assassin, page 149
P
P comme Blaise Pascal
– « La vraie morale se moque de la morale. » Ça, c’est de Pascal. Vive le jansénisme !
– Le pire, avec vous, c’est que vous trouvez des prétextes intellectuels à vos actions lamentables et sadiques.
Cosmétique de l’ennemi, page 92
P comme Platon
Ce que Platon dit de la moitié amoureuse, cet autre qui circule quelque part et qu’il convient de trouver, sauf à demeurer incomplet jusqu’au jour du trépas, est encore plus vrai pour les
livres.
Le Robert des noms propres, page 153
Q
Q comme Raymond Queneau
On n’est pas le même selon qu’on a mangé du boudin ou du caviar ; on n’est pas le même non plus selon qu’on vient de lire du Kant (Dieu m’en préserve) ou du Queneau.
Hygiène de l’assassin, page 69
R
R comme Radiohead
Le déclic fut un album de Radiohead. Il s’appelait Amnesiac. Le titre convenait à mon sort, qui était une forme d’amnésie sensorielle.
Journal d’Hirondelle, Page 11
R comme Arthur Rimbaud
Quand Rimbaud, dont le génie doit tant à l’enfance, évoque avec dégoût la poésie « horriblement fadassée de ses contemporains », sa revendication est celle du gosse qui exige du puissant,
du vertigineux, de l’insupportable, de l’écoeurement, du bizarre, car enfin, « une musique savante manque à notre désir ».
Biographie de la faim, page 26
R comme Jean-Jacques Rousseau
Les philosophes présocratiques, qui s’alimentaient de deux figues et de trois olives, ont donné une pensée simple et belle, dénuée de sentimentalisme. Rousseau, qui a écrit la dégoulinante
Nouvelle Héloïse, prétendait qu’il mangeait « très légèrement : d’excellents laitages, des pâtisseries allemandes ». Toute la mauvaise foi de Jean-Jacques éclate dans cette édifiante
déclaration.
Journal d’Hirondelle, Page 82
S
S comme Franz Schubert
Ensuite, je me cloîtrai chez moi dans l’espoir qu’elle me réponde par la même voie. J’écoutais en boucle La Jeune Fille et la mort de Schubert pour être sûr
de souffrir encore plus fort.
Le Voyage d’hiver, page 74.
S comme Victor Segalen
Certains pays agissent comme des drogues. C’est le cas de la Chine, qui a l’étonnant pouvoir de rendre prétentieux tous ceux y qui sont allés – et même tous ceux qui en
parlent.
La prétention fait écrire. D’où un nombre extraordinaire de livres sur la Chine. À l’image du pays qui les a inspirés, ces ouvrages sont le meilleur (Leys, Segalen, Claudel) ou le
pire.
Je n’ai pas fait exception à la règle.
La Chine m’avait rendue prétentieuse.
Mais j’avais une excuse que peu de sinomanes à bon marché peuvent avancer : j’avais cinq ans quand j’y suis arrivée et huit quand j’en suis repartie.
Le Sabotage amoureux, pages 7-8
S comme Baruch Spinoza
– Il ne faut pas oublier que c’est mon sentiment de culpabilité qui m’a inspiré le besoin d’être tué par vous.
– Si c’était vrai, vous ne vous en vanteriez pas tant. Le remords est une faute supplémentaire.
– Vous citez Spinoza !
– Vous n’êtes pas le seul à avoir des lettres, Monsieur.
– Je n’aime pas Spinoza !
– C’est normal. Je l’aime beaucoup.
– Je vous ordonne de me tuer !
– Ne pas aimer Spinoza n’est pas une raison suffisante pour que je vous tue.
Cosmétique de l’ennemi, page 98
S comme Stendhal
Je me couchai avec La Chartreuse de Parme, l’un de mes livres préférés. Très vite, je m’aperçus que j’étais incapable de lire : les bruits de mon corps couvraient
la voix du texte aimé. En vérité, mon anatomie produisait tant de décibels qu’il eût été impossible de diriger mon attention vers un objet extérieur.
J’étais muré en moi. C’était une sensation extraordinaire : j’éteignis la lumière pour en jouir davantage, blindant ma surdité en y joignant la cécité. Le drap devint mon linceul. On
m’avait enterré vivant. J’étais dans mon caveau.
Attentat, pages 98-99
T
T comme Anton Tchekhov
Tchékhovien, je regardais par la fenêtre en murmurant : « Toute vie est échec. Toute vie est échec. » En cela, mon existence était ordinaire, tellement ordinaire, le plus banal des
enlisements.
Les Catilinaires, page 99
V
V comme Alexandre Vialatte
Le propre des vérités confondantes est d’échapper à l’analyse. Vialatte a écrit cette phrase merveilleuse : « Le mois de juillet est un mois très mensuel. » A-t-on jamais rien dit de plus
vrai et de plus confondant sur le mois de juillet ?
Le Sabotage amoureux, page 24
W
W comme Oscar Wilde
Ethel devait jouer le rôle principal, celui d’un jeune taureau fou qui s’éprenait du matador et le lui exprimait en lui transperçant le ventre avec ses cornes.
Je jugeais cette idée magnifique et riche de sens : « Chacun tue ce qu’il aime », a écrit Wilde, l’un de mes saints patrons.
Attentat, page 23
X
X comme Lu Xun
C’est ce que Lu Xun appelle le discours du moustique : être piqué par un moustique est déjà bien pénible, mais, en plus, il faut que l’insecte vous serine son bzbz à l’oreille – et vous
pouvez être sûr qu’il vous raconte des choses du genre : « Je te pique mais c’est pour ton bien. » Si, au moins, il le faisait en silence !
Cosmétique de l’ennemi, page 34
Z
Z comme Zoïle
J’ai appris par coeur les six lignes consacrées à Zoïle dans Le Robert des noms propres :
« Zoïle (en grec Zôilos). Sophiste grec (Amphipolis ou Éphèse, IVe siècle). Fameux surtout pour sa critique passionnée et mesquine contre Homère, il fut surnommé “ Homéromastix ” (le Fléau
d’Homère) ». C’était, dit-on, le titre de son ouvrage, où il essayait de prouver, au nom du bon sens, l’absurdité du merveilleux homérique. »
Le Voyage d’hiver, page 14
Z comme Émile Zola
Cela me rappela cet épisode du Ventre de Paris où le pauvre avoue à la belle bouchère qu’il n’a pas mangé depuis trois jours, ce qui transforme aussitôt la
pitié de la grosse femme en dédain haineux, car enfin, pour survivre à une telle abjection, il faut appartenir à une espèce inférieure.
Journal d’Hirondelle, page 17
Abécédaire réalisé par Les Filles du loir dans le cadre de "La Bibliothèque idéale" consacrée à Amélie Nothomb, le 28 janvier 2010, en partenariat avec la bibliothèque Marguerite Audoux et
Paris Bibliothèques.
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