Gauz
Vigile, un boulot en plein boum. Qu'ils soient étudiant en médecine, ado qui se cherche dans le grand voyage, petit débalousseur d'un ghetto de Treichville,
professeur diplômé de biochimie, les Ivoiriens qui débarquent à Paris avec en poche plus d'espoir que de papiers, trouvent la voie de leur autonomie et de leur « intégration », cette
obsession française, dans un même travail où l'on embauche à tour de bras sans autre titre requis qu'une « concentration élevée de mélanine dans la peau » : vigile.
« Debout-payé », disent-ils. Le vigile est un Noir, comme les Russes blancs furent chauffeurs de taxi et les Portugais maçons. Question ici de « Profil morphologique... Les Noirs
sont costauds, les Noirs sont grands, les Noirs sont forts, les Noirs font peur. Impossible de ne pas penser à ce ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeillent de façon atavique à la fois
dans chacun des Blancs chargés du recrutement, et dans chacun des Noirs venus exploiter ces clichés en sa faveur. »
Debout toute la journée, et peu payé à beaucoup s'ennuyer, planté à l'entrée des temples de la consommation où se vend la merde parfumée de l'occident, Ossiri l'ex jeune prof de sciences naturelles d'un lycée d'Abidjan, pour ne pas sombrer dans le vide des heures qui trop lentement s'écoulent, se livre à de piquantes observations :
« Champs-Élysées. Magasin, boutiques, supermarchés, galeries commerciales, hôtels, chaînes de restaurants... si cette avenue est la plus belle du monde, le vigile est alors fleuriste-frigoriste-thalassothérapeute chez les Inuits. »
« Code-barres. Un code-barres est tatoué sur le cou d'une jeune fille. Grande tentation de lui passer le pistolet à infrarouges de la caisse pour savoir combien elle coûte. »
« Américanophiles. Un couple d'Arabes. Le mari porte un T-shirt sur lequel il y a la carte intégrale du métro de New York. La femme, intégralement voilée, porte un grand boubou gris dont les manches sont cousues dans un tissu imprimé comme un billet de 10 dollars. Sur son coude gauche, on peu distinctement lire la devise des États-Unis d'Amérique : In God we trust. »
À travers quatre séries de notations ciselées, à l'ironie implacable, Armand Patrick Gbaka-Brédé alias Gauz, fait la satire de la société de consommation contemplée depuis le poste de l'homme que personne ne voit, celui du vigile noir, seulement au centre de l'intérêt inquiet des voleurs qu'il doit saisir sur le fait, voire courser sur « la plus belle avenue du monde ». Puisqu'il n'y a rien, en fait, à surveiller, le vigile se prend au jeu du chat et de la souris. Jusqu'à l'absurde. « Quelle idée de poursuivre cet homme ? Et s'il est armé ? Et s'il est fou ? Et si c'est le vigile qui devient fou ? Quel genre de devoir remplit-on à poursuivre de la sorte un voleur de parfum ? Quelle idée de courir après quelqu'un qui a volé dans la boutique de Bernard, première fortune de France, une babiole ridicule produite par Liliane, septième fortune de France ? » se demande Ossiri, soudain horrifié en se voyant devenir un « garde-floko », cet infâme garde colonial à la chechia rouge, un « nègre Banania. »
Dans Debout-payé, roman d'inspiration autobiographique, Gauz procède aussi (et surtout) à la relecture des pages détestables de l'histoire commune qui lie à jamais la France et l'Afrique et dont les effets ne sont encore que trop perceptibles dans les relations entre Français et « étrangers » des ex-colonies. L'auteur raconte l'immigration depuis l'époque qui a suivi la décolonisation, celle des Trente Glorieuses, jusqu'à nos jours, par les tribulations modernes d'Ossiri et de Kasoum, mais aussi de celles de la génération d'avant, d'André, de Ferdinand ou d'Angela, la mère d'Ossiri, femme de l'indépendance qui retourne dans son pays et milite pour l'impossible nettoiement des mentalités africaines de toutes les marques « de l'humiliation des nègres depuis l'esclavage » jusqu'à la colonisation.
Un humour grave, un sens aigu de la dérision et de l'auto-dérision, traverse les pages consacrées au récit des aventures de ces Ivoiriens en terre gauloise, tous « Méciens », c'est-à-dire résidents de la MECI. Mais la Maison des Étudiants de Côte d'Ivoire, sise boulevard Vincent-Auriol, dont se débarrassa ce pilier de la Françafrique que fut Houphouët-Boigny qui détestait ce « repaire de dangereux comploteurs, de communistes attardés et de pseudo-révolutionnaires aigris et embrigadés par les services secrets des pays de l'Est », se dégrade au fil des années, oublie définitivement sa fonction initiale pour se transformer en squat, « cloaque vétuste, insalubre, miteux et surpeuplé en plein cœur de la capitale de la Gaule », dont les habitants n'osent pas sortir sinon pour rejoindre, quand ils en ont un, leur poste de vigiles.
De Poniatowski, ministre de l'Intérieur de Giscard, qui prétexta « La Crise » pour instaurer « une carte de séjour contre les étrangers » et interdire les regroupements familiaux, inventant du jour au lendemain « une nouvelle race de citoyens : les sans-papiers », aux attentats du 11 septembre, prétextes au durcissement des conditions d'embauche des vigiles par un « permis que la Préfecture ne délivrait qu'après examen de la carte de séjour et d'un casier judiciaire aussi vierge de délits que la matrice de Marie était vierge de bites palestiniennes », le roman de Gauz décrit avec un réalisme sans ressentiment mais sans indulgence non plus, les difficultés de la vie d'immigré dans ce « paradis » décevant qu'est la France.
Français et Ivoiriens, chacun joue son rôle dans la comédie cruelle du monde mondialisé seulement pour la circulation des marchandises et du fric. L'ironie de Gauz n'épargne personne pour dénoncer la farce. Quand les habitants de la MECI furent finalement expulsés à la fin d'une trêve hivernale, cet événement donna lieu à un spectacle politico-médiatique déjà bien rodé : « Quand les associations humanitaires du quartier débarquèrent pour soutenir les Méciens, tout le monde sut que cette fois l'affaire était complètement cuite. Le DAL, les Restos du cœur, Médecins du monde... toutes ces associations humanitaires, plus elles se rapprochaient de vous, plus vous pouviez vous considérer enfoncés dans la merde jusqu'au cou. Leurs membres avaient souvent le sentiment christique d'être porteurs d'un espoir qui passait par leur seul engagement social. Mais pour les sans-papiers et les autres cas sociaux, ils représentaient les symboles gesticulants de leur désespoir et une photographie réaliste de leur triste situation. » De leur côté, les délogés se proclamèrent soudain gauchistes radicaux en lutte contre le capitalisme : « s'engagea alors entre Méciens la bataille pour prendre la parole afin de gagner le titre très convoité de porte-parole des résidents. Dès qu'un micro Shure, Rode, Sony ou Sennheiser était tendu, dès qu'une caméra épaulée montrait un bout de lentille Zeiss, c'était la lutte des paroles portées, c'était la guerre des porte-parole. »
Alors, ce voyage au bout du mythe du pays des Droits de l'homme ? Ossiri rassure son ami Kassoum venu directement du Colosse, le pire ghetto d'Abidjan : « Ossiri lui révéla combien il était riche du simple fait d'avoir voyagé. "Kassoum, juste parce que tu es là tu es un homme meilleur. Meilleur que les gens du Colosse parce qu'ils ne connaîtront jamais Paris. Meilleur que les gens de Paris parce qu'ils ne connaîtront jamais le Colosse". » Puis il lui apprend à lever la tête pour découvrir le ciel uniformément bleu, « cette voûte azur dégagée au-dessus de la gare d'Austerlitz, ce bleu profond balafré par les sillons blancs des réacteurs des longs courriers. »
En peu de pages et grâce à une écriture très maîtrisée qui sait dire beaucoup en quelques mots, Debout-payé réussit le tour de force de parler de l'immigration vécue, évacuant le pathos facile comme le désir de revanche, tout en faisant la critique de la mondialisation qui asservi l'humain au consumérisme totalitaire. « Si elle se répétait aujourd’hui, la prise de la Bastille libérerait des milliers de prisonniers de la consommation. » Cette Bastille-là ne se prendra qu'ensemble.
Juliette Keating
https://blogs.mediapart.fr/juliette-keating/blog
Une soirée drôle, piquante et épicée en compagnie de Gauz