Mathieu Larnaudie


Lire Strangulation, c’est consentir à laisser de côté certaines facilités pour se frotter un peu à l’étrangeté. Étrangeté d’une langue qui ne cède rien aux complaisances du langage, clichés et autres formules toutes faites dont trop souvent nous sommes abreuvés. Étrangeté d’un personnage saisi dans ses décalages et ses distorsions, en butte à une société bourgeoise normative qui s’incarne dans une famille décrite au vitriol.

Le récit prend pour objet Jean, jeune Bordelais installé à Paris, qui s’exerce sans passion au métier de gratte-papier, et avec davantage de désir à l’écriture. Ce récit relève, aux dires d’un mystérieux narrateur qui s’exprime à la première personne du pluriel, d’une chronique librement agencée, et nourrie de documents choisis, en particulier d’une correspondance entre Jean et sa mère. Cette chronique, « imparfaitement tenue des occasions qui signent notre présence en ce monde », s’ouvre par un souhait, formulé sur une scène de crime : celui d’obéir à un « rire aussi noir que le ventre luisant de l’animal étranglé qui gît là, aux pieds de son maître ahuri », qui est aussi son assassin. Entre la mort du jeune singe, Caliban, étranglé, et celle de l’assassin, Jean, sur le front, en novembre 1914, la chronique s’écrit donc, sans respecter d’aucune façon le déroulement chronologique des événements mais jouant au contraire des retours en arrière et du montage, ce qui confère à l’ensemble un tour étrange ; Étrangeté renforcée par une langue délicieusement précise et ironique, aux accents parfois précieux et désuets, qui tranchent avec la modernité de la construction narrative mais aussi de celle des personnages, et du propos. Et c’est en grande partie grâce à la langue que le « rire noir » peut s’élever : le monde étant fêlé, le langage est peut-être « la faille qui traverse le monde de part en part » et peut-être « est-ce en cette fêlure que le rire noir éclate. Cette fêlure qu’est la langue est peut-être le rire même. » Les honneurs du soldat mort sur le front, ces « médailles d’outre-tombe » ne sont que « monnaie de singe » pour celui qui rêva, toute sa vie, de partir, sans jamais quitter sa chambre, ou presque, alors même qu’il s’enivre, dès son plus jeune âge, des senteurs des « ailleurs incommensurables » d’où « s’exsudaient des pulpes moisies ».

Il est frappant de constater la distorsion qui existe entre Jean et la société dont il est issu, famille bordelaise de notables. Il fait l’expérience, sans cesse « de se mouvoir dans l’expérience toujours renouvelée de l’univers inadéquat ». Est-ce un des moteurs de l’écriture ? Toujours est-il que le lecteur averti reconnaît, progressivement, un écrivain méconnu et oublié (on en a tout de même un peu reparlé à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale), Jean de la Ville de Mirmont, auteur entre autres, d’un texte délicieusement ironique lui aussi, Les Dimanches de Jean Dézert.

Puiser son inspiration dans la vie de l’écrivain est une belle idée, à bien des égards. Ce texte aux accents paresseusement décadents propose une vision drôle et poignante tout à la fois des écrivains contemporains de Jean de la Ville de Mirmont, et de leurs relations comme lors du récit des déboires d’Apollinaire auxquels Jean est peu sensible : « Mais du mal-aimé monégasque, de la clique d’agités qui l’entoure, Jean se moque éperdument, comme il se moque plus généralement, malgré le sentiment intermédiaire qui le rabroue parfois, sachant qu’il ne le devrait pas, de la modernité et de ses drames. Il a certes entendu parler, par son camarade Louis Piéchaud, lui-même poète, du recueil sans ponctuation sorti au printemps ; Mauriac lui en a également touché deux mots lapidairement moqueurs, qui n’allèrent cependant pas jusqu’à piquer la curiosité instinctive qui attire tout lecteur normalement constitué, c’est-à-dire nécessairement vicieux un minimum, vers les livres décriés et vers les mauvaises fois de leur assassinat surnuméraire ou de leur réhabilitation. » Gratte-papier dans une administration, il s’empressera de montrer qu’il n’a « rien à voir avec cette sorte de gens dont l’esprit est sans cesse occupé par les vers, les phrases et les paresses qui y circulent ».

La distorsion du personnage avec la société qu’il tente d’habiter est celle d’une faille qui ne traverse pas seulement le monde, mais aussi le personnage lui-même. Il n’y a qu’à voir les différents épisodes qui ponctuent la chronique, relatant les efforts pour obtenir une image de soi, portrait peint ou photographique, celui dans lequel Jean prend la posture du « dormeur du val », où il a l’air « tendrement abruti », réalisé l’année de ses dix-sept ans « c’est-à-dire précisément à l’âge où l’on est Rimbaud ou jamais ». Ne pas vivre sa vie n’exclut pas de la raconter, et le langage, cette faille, est alors peut-être le moyen de « représenter, de soi, la lacune fondamentale ».

Portrait de l’artiste en jeune singe, Strangulation pose la question de ce qu’est un roman contemporain, et de ses rapports au réel et au langage. Nous lisons une authentique volonté de perturber le réel, par la langue, utilisée ici comme force contestataire, dans la mesure où elle vide la réalité de sa substance et la remet en question, sans pour autant en proposer une vision univoque, dépourvue de toute illusion, idéal perdu qu’il faudrait retrouver. C’est peut-être aussi cela qui achèvera de créer, chez le lecteur, ce sentiment si particulier de désir et d’angoisse à la lecture de Strangulation, cette volonté de montrer combien la vérité n’est qu’une « obscène lubie de doctes récitants, de bavards et de raisonneurs. »

 

Gabrielle Napoli


Le titre du dernier roman de Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, a le grand mérite de poser d'emblée le sujet du livre en même temps que sa nature. Ce sera une histoire de désir, donc d'absence, de dérobade. Quelque chose nous échappera.

Après le film Frances, avec Jessica Lange, dans les années quatre-vingts, et la chanson de Nirvana, « Frances Farmer will have her revenge on Seattle », Mathieu Larnaudie se penche à son tour sur l'actrice américaine, star naissante foudroyée en pleine ascension par, au choix, le conformisme de la société américaine ou ses propres démons. Au premier regard, nous voilà face à un sujet de biopic par excellence : une jeune fille ordinaire se trouve élevée à la gloire pour mieux connaître une chute vertigineuse, suivie d'un difficile retour à la normalité. La jeune Frances tourne avec Cary Grant et Howard Hawks. Elle est grande, mince, belle, blonde et intelligente. C'est le type de beauté wasp qu'illustrera un peu plus tard Grace Kelly ; elle aurait pu être princesse de Monaco. Ou, française, selon la fausse promesse de son nom, pour nous si étrange avec son pluriel improbable, elle aurait joué dans cent-quarante films et se serait tout permis, telle Catherine Deneuve. Au lieu de quoi, elle écrira que Dieu est mort, visitera l'URSS, intégrera une troupe théâtrale communiste, conduira en état d'ivresse, frappera un policier, puis sa mère. Accumulation de crimes qui , dans les États-Unis des années quarante, ne pouvait être perçue que comme signe de folie : elle passera plus de cinq ans en asile psychiatrique, dans des conditions inhumaines. Ramenée à la raison, on peut le supposer, par les bains d'eau glacée, les comas provoqués, les électrochocs et les doses massives de médicaments, elle avait gagnée le droit à une vie banale (elle fut réceptionniste dans un hôtel) et, par là même, à la rédemption, grâce à la télévision. Invitée d'une émission sur les « vrais gens », elle regagnera juste assez de célébrité pour pouvoir en présenter une autre, l'après-midi, sur une chaîne locale.

Mais ce destin brisé n'est pas ce qui semble intéresser Mathieu Larnaudie. Il n'en livre d'ailleurs que des aperçus, comme des tranches : le roman est construit en chapitres correspondant à sept moments de la vie de Frances, disjoints et présentés dans un ordre ne respectant pas la chronologie, comme s'il n'y avait aucune cohérence, aucun enchaînement de cause à effet dans cette histoire ; le sens de cette existence restant inconnaissable, irracontable. Non, nous ne pouvons savoir, auteur ou lecteurs, ce qui se passait dans la tête de Frances Farmer. Était-elle atteinte par la folie ? Ou ses séjours en institution psychiatrique en ont-ils créé les symptômes ? Et qu'est-ce que la folie ?Sommes-nous face à un cas d'autodestruction ? D'hybris tragique ? De révolte contre trop d'étouffements successifs – sa mère, Hollywood, les hommes, l'Amérique – ? Ou d'une personnalité originale brisée par l'intolérance sociale ? À aucun moment, Mathieu Larnaudie ne propose une réponse. Il ne déroule pas une interprétation de la vie de Frances Farmer. Il n'en donne à voir que quelques scènes, et c'est la force du livre.

Notre désir est sans remède ; écrivain, lecteur et spectateur. L'autre est inconnaissable au-delà du spectacle qu'il nous joue, souvent à son corps défendant. La douleur d'autant plus grande qu'il nous séduit, c'est ce que sursignifie, dans toute sa gloire, la star de cinéma. Marilyn Monroe laisse éternellement tomber sa flasque dans les toilettes de Certains l'aiment chaud ; nous ne pouvons pas la ramasser. Isabelle Adjani parcourt à jamais la lande des Sœurs Brontë ; nous ne marcherons pas à ses côtés. Et ceux qui les ont touchées ne les ont pas plus atteintes. Comme le soldat qui après avoir couché avec Frances Farmer à l'asile psychiatrique, ne reconnaît pas la star qu'on lui a promise : « C'était pas elle ». « Si, c'est elle », répond l'infirmier. Nous sommes au spectacle, nous voudrions tout savoir de celle qui fut tout en haut de l'affiche et qui a eu une existence si tragique. Nous voudrions que l'auteur l'ouvre pour nous, la mette à nu : organes, sentiments, raisons. Mais c'est impossible ; « c'est elle », pourtant nous ne pouvons la connaître, et tout le livre s'ordonne autour de ce trou noir, conférant à cette Frances une intensité et une présence qu'il aurait difficilement pu lui donner en racontant sa vie. Mathieu Larnaudie a écrit un roman en creux, où l'on capte quelquefois des éclats de lumière dans l'obscurité, des images fugitives de Frances, et d'autant plus fortes.

Notre désir est sans remède ; comme fut celui de l'actrice ; ce qu'elle a cherché à atteindre par le cinéma, puis par le théâtre, elle ne l'a pas trouvé. Ni la célébrité, ni l'utopie artistique et communautaire n'ont pu la satisfaire. Dieu était mort depuis le début. Ces déceptions valent bien qu'on roule tous phares allumés en période de black-out, qu'on roue de coups un flic, puis sa mère, qu'on devienne une bonne ménagère et une présentatrice de l télévision.

Kurt Cobain a l'argent, la gloire. Il a une fille, à laquelle il donne le prénom de Frances. Puis il se suicide.

Notre désir est sans remède, chérissons-le.

 

Sébastien Omont

Un aperçu de la soirée en compagnie de Mathieu Larnaudie